Jean-Pierre Bacri : Sans étiquette
Cinéma

Jean-Pierre Bacri : Sans étiquette

On le dit grande gueule, exigeant, engagé et fidèle en amitié. JEAN-PIERRE BACRI aurait préféré être inclassable. Acteur dans Kennedy et Moi, il parle de son succès d’auteur et de son image. Entrevue exclusive avec un agacé sympathique.

Dans une caricature récente parue dans Le Film français, Variety de l’Hexagone, on voit Jean-Pierre Bacri porté aux nues par une foule enthousiaste. Boudeur, il déclare dans la bulle: «Chienlit! Héros national! Après tout ce que j’ai fait pour me rendre antipathique… C’est quand même pas de cul!» Et ça vous fait rigoler, monsieur Bacri? «Bof… Ouais, c’est marrant, bien sûr! Vous me l’apprenez, voyez! En fait, je ne réagis pas spécialement…», lance Bacri d’une voix laconique. Il est 19 h à Paris, l’artiste est chez lui et, entre deux silences nicotine, il parle de lui et de Kennedy et Moi, le premier long métrage de son copain de toujours, Sam Karmann; une comédie grinçante sur une crise existentielle, d’après le roman de Jean-Paul Dubois.
Dans toute entrevue, il y a d’abord une période d’échauffement, minutes d’approche où les interlocuteurs se positionnent. Après la froideur d’usage, le débit de Bacri prend rapidement un rythme de croisière. Il parle comme à l’écran, par saccades, en butant sur les mots quand il s’énerve. Et chaque idée est ponctuée d’un «voyez ce que j’veux dire?». Ce qu’on voit surtout, c’est que Bacri en dit beaucoup mais en dévoile le moins possible. «Les gens ont généralement une certaine image des autres. Moi, j’ai celle-là. Chaque fois qu’on vous donne un nom, un surnom, vous savez bien que c’est toujours au moins un peu exagéré, sinon complètement faux. À partir de là, chacun forge sa propre opinion.» Et tout le monde l’a fait. Jean-Pierre Bacri est devenu une star du cinéma français.

Pour mitonner un mythe…
Longtemps cantonné dans les seconds rôles solides, ce fils de Castiglione, en Algérie, a joué le pied-noir de service, toujours à s’emporter au milieu de la smala, dans les films de Diane Kurys (Coup de foudre, La Baule-les-Pins) ou d’Alexandre Arcady (Le Grand Pardon, Le Grand Carnaval). Du pied-noir, il est passé au statut de râleur professionnel, surtout à partir de Mes meilleurs copains de Jean-Marie Poiré, devenu film-cule. Après l’adaptation de la pièce Cuisine et Dépendances, réalisée par Philippe Muyl, on a découvert qu’il savait aussi écrire, et surtout à quatre mains avec sa compagne, Agnès Jaoui. Les succès ont déboulé avec les scénarios d’Un air de famille de Cédric Klapisch, d’On connaît la chanson d’Alain Resnais et, enfin, du Goût des autres, première réalisation d’Agnès Jaoui et méga-succès en France. À eux deux, ils ont redoré l’image du cinéma d’auteur et Paris est à leurs pieds: les Bacri-Jaoui sont devenus des incontournables, contestataires en chef et talentueux rapporteurs des travers humains, le coeur toujours fidèlement à gauche et la plume aussi fine qu’assassine.
Revers du succès, Bacri doit composer avec son image, qu’elle lui plaise ou non: il est apprécié pour ses coups de gueule, et s’il est prêt à mordre, le public en redemande. Quand il n’est pas bourru à l’écran, il gronde en public, aux César ou ailleurs. «Je suis comme je suis. Il s’avère que mon objectif dans la vie n’est pas de sourire toute la journée, lâche-t-il sèchement. Quand des choses ne me plaisent pas, je le dis. À partir du moment où plus de trois fois dans votre carrière, vous avez dit à quelqu’un: "C’est honteux d’avoir agi comme vous avez agi!", vous passez définitivement pour un gueulard, voilà. Ensuite, je ne peux pas courir après les gens dans la rue pour leur dire: "Je vous jure que je ne suis pas comme ça! On s’amuse beaucoup avec moi, si vous saviez comme je suis drôle dans la vie!"». Et ce ne sont pas ses choix de rôles qui vont l’aider: «J’aime bien les anti-héros, j’aime pas les mecs très sûrs d’eux et de leurs valeurs. Ça me gonfle un peu. Je préfère les types blessés, parce que l’être humain, c’est plus du désarroi que de la certitude», aime-t-il répéter souvent.
Quand Sam Karmann décide d’adapter le roman de Dubois à l’écran – avec l’aide de l’auteur -, il n’a que Bacri en tête pour le rôle de Simon Polaris. «Ça fait 25 ans que je connais Sam et il a pensé que j’étais celui qui pouvait le mieux jouer ce rôle. Jimagine que c’est parce qu’il est un ami qu’il a pensé ça: sans fausse modestie, je connais quelques acteurs qui auraient pu le jouer. Ce n’est pas un rôle si difficile, si particulier.» Bacri accepte, mais ne lit pas le livre: «J’ai pas eu envie, parce que j’ai reçu en première version quelque chose de très proche du livre, de très littéraire. Je ne voulais pas discuter de l’adaptation, pas envie de m’en mêler.» Déformation professionnelle, il a quand même regardé le scénario à la loupe, changeant des détails de-ci, de-là… Du tournage, il reste des souvenirs de bord de mer, d’une bonne ambiance, et d’une Nicole Garcia toujours présente, «formidable dans la vie, très intelligente avec beaucoup d’humour». Pas d’engueulades? «… Comme je suis exigeant pour moi, se hasarde-t-il, j’ai tendance à considérer ça comme un truc de base. Donc, ami ou pas, dans la mesure où je bosse avec quelqu’un, autant faire ça le mieux possible. Ça veut dire pas de complaisance, pas de racolage, vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres.»

Jean-Pierre Bacri va avoir 50 ans en l’an 2001, mais contrairement à son personnage dans Kennedy et Moi, ça ne lui fait pas grand-chose: «L’angoisse de vieillir? Moi non, ça va. Je n’ai pas de problème particulier avec l’âge. J’investis dans des choses qui ne sont pas de me refaire la bouche ou de me mettre des postiches, mais plutôt sur des valeurs qu’on peut encore avoir, apprécier et savourer à 75 ans. C’est assez stoïcien comme philosophie, mais je n’essaie pas de contourner ce qui est incontournable.» Tout de même, entre Polaris et Bacri, on ne parle plus de points communs, mais de buvard, tant l’osmose entre l’image publique et le Bacri secret semble intense. «Oui, hésite-t-il, mais ce qu’est Polaris avant le début du film, finalement assez bourgeois avec sa jolie voiture décapotable et sa maison au bord de la mer, ça je m’en fous franchement un peu. En revanche, à partir du moment où il a cette lucidité, cette vue sur le monde, cette façon de tellement relativiser, de diminuer l’mportance des choses, là, je suis pour.»

Quand l’humanité vous travaille
Aller à l’essentiel. C’est frappant, cette façon qu’a l’acteur de présenter les choses, sa vie et son travail. Allons droit au but, sans essayer de séduire. Cette approche directe est devenue une marque de commerce, responsable en partie du succès des Bacri-Jaoui. Le reste se situe dans le travail quotidien d’écriture, au café en bas et à quatre mains toujours, un travail sur l’humain, constamment alimenté par l’énervement, l’esprit de contradiction et l’air du temps. «Je ne trouve pas qu’on travaille sur l’air du temps, rectifie-t-il. L’indépendance d’esprit, la servitude, le désir de représentation chez l’homme: ça ne changera jamais, ça n’a jamais changé. Si vous regardez tout ce qu’on a écrit — faut vraiment n’avoir rien d’autre à foutre! -, il n’y a jamais de choses actuelles, qui parlent d’une mode, de ce qu’on pense en ce moment, ni dans les mots, ni dans rien.» Bref, pour fouiller l’humanité, l’anticonformisme est salutaire et l’honnêteté, nécessaire.
Ah! les grands mots, tout de suite… Jean-Pierre Bacri n’a pas peur de les employer. On pourrait être à deux doigts de faire une crise de cynisme, mais cette hardiesse un peu timide qui fait tomber sa voix en fin de phrase, quand il parle de Jaoui ou d’honnêteté, est troublante malgré tout. En entrevue, Agnès Jaoui a déjà déclaré que Bacri n’avait peur de rien, ni de personne. Y a-t-il un danger que l’ego ne passe plus dans la porte, monsieur Bacri? «Alors là, non! J’ai des semelles de plomb. Je tiens par terre, je vous dis. Je n’accorde pas d’importance à toutes ces choses-là, la compétitivité, la performance, je m’en fous complètement. Je ne me lève pas le matin en me disant: «Quel mec formidable je suis, je suis quand même assez supérieur comme race»; je ne pense pas à ca. Si je suis content de moi, c’est une histoire entre moi et moi… J’aime bien le succès, mais je ne passe pas la journée à regarder mes 4 César. Il y en a d’autres qui ont des César, e si eux ne sont pas les rois du monde, je ne le suis pas non plus.»

Soit. En ce moment, tous les après-midi, Jean-Pierre Bacri travaille avec Jamel Debbouze à l’écriture d’un scénario qui s’intitule Les Beurgeois. «C’est difficile de travailler avec quelqu’un d’autre qu’Agnès, et ça n’a rien à voir avec les capacités de Jamel, qui est un mec assez formidable. Mais je m’aperçois que j’ai avec elle une alchimie considérable, unique et difficile à trouver ailleurs.» Et c’est décidé, il n’écrira plus qu’avec elle; Les Beurgeois achevé, ils se lanceront ensemble dans une pièce de théâtre. De quoi l’occuper jusqu’en 2001. Et jusqu’à ses 50 ans, le râleur va donc râler sur papier, plongé dans l’écriture au café du coin, une cigarette au bec, à rire sous cape de quelques bons mots. Parce que si on ne rigole plus, il n’y a plus de plaisir…

KENNEDY ET MOI: Le temps d’une crise
Simon Polaris (Jean-Pierre Bacri) est un auteur de romans reconnu, il est marié à Anna (Nicole Garcia) et a deux grands enfants, Alice (Éléonore Gosset) et Thomas (Lucas Bonnifait). Il a tout pour être heureux, mais il pète les plombs, brûle son fauteuil d’écrivain, ne fait rien de la journée et s’achète un revolver. Il se met à embêter l’amant de sa femme (Sam Karmann), à frapper son dentiste (Bruno Rafaelli), à regarder ses enfants comme des étrangers, à torturer le petit ami de sa fille (Stéphane Höhn) et, surtout, à harceler son psychanalyste (François Chattot) pour que celui-ci lui donne une montre que Kennedy aurait portée un certain jour à Dallas… Cette montre devient le seul désir de ce presque quinquagénaire, la seule chose qui, avec des visites paisibles à l’hospice du coin, le raccroche à la vie.
De l’excellent roman de Jean-Paul Dubois, Karmann et l’auteur ont réussi une bonne adaptation, simple et claire. Moins grave que le livre, le scénario a gardé les tourments intérieurs du héros en voix off, mais s’est ébarrassé d’un gros bagage littéraire (lourd à l’écran), et de l’aspect très caricatural des personnages secondaires. Malheureusement, on a aussi jeté toute la tension sexuelle avec l’eau du bain… L’épuration est à double tranchant: quand on ôte la force, tout s’amollit. Si, dans le livre, on se dit que Polaris a raison d’envoyer ses congénères, par trop imbéciles et individualistes, se faire voir ailleurs, dans le film, c’est à peine si ça vaut le coup d’en faire une jaunisse: aussi insignifiants que des mouches, méritent-ils vraiment les foudres d’un énergumène en crise? En crisette, devrait-on dire. De Polaris, un être torturé, malheureux et réellement au bout du rouleau, Bacri fait un déprimé à la petite semaine. Il donne au rôle une humanité tranquille, dont on sait dès le départ qu’elle l’empêchera de commettre une erreur fatale. Pince-sans-rire, brillant et désillusionné, il est hilarant quand il donne la réplique à Jean-Claude Brialy, cabotin quand il prend un bain dans l’eau glacée, et touchant face à Nicole Garcia, superbe et affolée devant tant d’amour perdu. Mais, plus agaçant, ce Polaris de cinéma se révèle un bourgeois anticonformiste qui tape sur des bourgeois conformés. Une fois sa crise passée, on sent qu’il retrouvera avec plaisir sa décapotable… Ça n’avance pas à grand-chose, ce n’était certainement pas le but, mais ça n’empêche pas de rire.
Réalisé sans heurt et avec une certaine élégance (Karmann avait eu la Palme d’or à Cannes en 92 et l’Oscar du meilleur court métrage en 93 pour son film Omnibus), Kennedy et Moi se regarde avec plaisir, parce qu’on y trouve de bons mots, parce qu’on aime la connivence du couple Garcia-Bacri, et cette dissection très française de la famille (surtout autour d’une table) qui défait les liens qui nous unissent et déballe les petits caractères sur l’étal du comique. On a vu ça des milliers de fois, mais quand c’est bien fait, on aime encore.

Voir cinéma
Calendrier exclusivités