Voyages : Les sources du mal
Cinéma

Voyages : Les sources du mal

César du meilleur premier long métrage, Voyages trace des portraits d’âmes en errance, brisées depuis l’Holocauste. Une oeuvre admirable et discrète, un film exemplaire.

Comment filmer l’Holocauste, dire l’indicible, visualiser l’inimaginable? Si on s’appelle Spielberg, et qu’on ait l’oeil d’un homme de spectacle, on filme Auschwitz avec tout le faste pseudo-documentaire de Schindler’s List. Si on s’appelle Claude Lanzmann, et qu’on ait la rigueur d’un homme d’éthique, on signe un documentaire épique intitulé Shoah. Et si on est Emmanuel Finkiel, c’est-à-dire un jeune (37 ans) cinéaste qui signe son premier long métrage, on opte pour l’émotion subtile et exemplaire qui caractérise Voyages — un film sobrement bouleversant, qui ne cherche pas à filmer l’infilmable, mais à suggérer son impact durable…
De fait, Voyages n’est pas à proprement parler un film sur l’Holocauste, mais plutôt sur l’influence qu’il continue d’avoir (plus de 45 ans après la fin de la guerre) sur la vie de trois femmes: Rikwa (Shulamit Adar), une Française de 65 ans, qui part en voyage organisé en Pologne avec son mari pour visiter le camp de concentration où sa famille a péri; Régine (Liliane Rovère), une Parisienne dans la soixantaine, qui reçoit un beau jour la visite d’un vieil homme affirmant être son père qu’elle n’a jamais connu; et Véra (Esther Gorintin), une veuve russe de 85 ans, qui débarque en Israël avec l’idée d’y retrouver une cousine qu’elle n’a pas vue depuis 20 ans. Bref, l’histoire d’une femme qui revisite le passé de sa famille (dans une Pologne où l’on sent encore les rancoeurs d’autrefois); d’une autre qui tente de se refaire une famille au présent (dans une France tiraillée par des démons bien contemporains); et d’une troisième qui essaie de se construire tardivement un avenir (dans un Israël surprenant – on n’y voit aucun signe religieux et personne n’y parle le yiddish – qui s’avérera bien loin d’être «la Terre promise»).
Film sur la douleur, le souvenir, la culpabilité et la mémoire collective, Voyages est une oeuvre fascinante, qui a quelque chose d’à la fois concret et fantomatique, de serein et de mélancolique. Est-ce parce que Finkiel a ét l’assistant de Kieslowski sur Trois Couleurs? On ne peut s’empêcher de penser au maître polonais en voyant ce subtil entrelacs de destins parfaitement mis en scène, magnifiquement interprété (majoritairement par des non-professionnels) et habilement photographié (par Hans Meier et Jean-Claude Larrieu, dans un style élégant mais très proche du documentaire).
Si ces trois histoires qui s’entrecroisent et finissent par se rejoindre évoquent des films comme Pulp Fiction ou Before the Rain, Voyages évite complètement l’esbroufe que l’on associe d’habitude à ce genre d’exercice. Son émotion sobre repose d’ailleurs sur des choses étonnantes: la manière dont Finkiel filme les silences et le dos de ses personnages (rarement aura-t-on senti aussi bien le poids des ans sur un destin); la façon dont la longue errance de Véra (une extraordinaire «débutante» de 85 ans) à travers les rues de Tel-Aviv rappelle irrésistiblement l’image d’un saumon remontant une dernière fois le courant; ou encore l’économie avec laquelle la fin (aussi émouvante que discrète) génère un maximum d’impact avec un minimum d’effets.
Au pari de filmer l’Holocauste, de visualiser l’inimaginable et de dire l’indicible, Voyages brille en opposant simplement les destins entremêlés de ses protagonistes. À travers leurs chemins qui se recoupent et se complètent, ce premier long métrage admirable résume les souvenirs communs et les rêves partagés de toute une diaspora. Et parvient à cerner (peut-être mieux que ceux qui l’ont précédé) la douleur, la mélancolie et l’espoir d’un peuple dont le parcours n’est qu’une longue suite de Voyages

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