Anna Thomson : Le rendez-vous d’Anna
Révélée par Sue, film bouleversant et à fleur de peau, qu’elle porte à bout de bras, ANNA THOMSON hante pourtant les écrans depuis vingt ans. Rencontre avec une actrice exceptionnelle, de la trempe de Gena Rowlands.
«C’est la première fois de ma vie que je gagne quelque chose. Merci beaucoup au jury, et surtout à Benjamin, pour la brosse à dents…» C’est ainsi que, l’automne dernier, robe moulante jaune soleil, longs cheveux blonds et filet de voix à l’accent délicieux, Anna Thomson reçut son Prix d’interprétation au Festival du nouveau cinéma pour son tour de force dans Sue. Six mois plus tard, la comédienne fait un saut à Montréal depuis New York pour accorder entrevue et photos, et l’on découvre une femme aussi fascinante que celle qu’elle incarne dans le film d’Amos Kollek. Plus menue qu’à l’écran, elle a maintenant les cheveux courts, noirs et frisottés («des essais pour un film», s’excuse-t-elle), et sa voix se promène toujours aussi joliment entre les deux rives de l’Atlantique. «J’ai été élevée en partie en France, alors maintenant, je suis entre deux chaises dans les deux langues: en anglais, j’y arrive pas, et en français non plus. Il y a des trous partout!»
Après vingt ans à courir le cachet, à apprendre son métier en collectionnant les petits rôles de serveuse (The Pope of Greenwich Village), de secrétaire (Fatal Attraction) et de prostituée (Heaven’s Gate, Unforgiven), Anna Thomson est révélée par ce film écrit pour elle, et qu’elle porte sur des épaules pas si frêles que ça. Acclamée par la critique et le public français, elle fait, depuis, la navette entre les États-Unis (où le film n’a toujours pas trouvé de distributeur…) et la France, où elle a tourné récemment Gouttes sur pierres brûlantes, de François Ozon. Mais d’où vient donc cette actrice exceptionnelle apparemment sortie de nulle part?
On ne sait rien de vous…
Tant mieux! s’exclame la comédienne, ravie du mystère qui l’entoure encore, autant que de l’occasion qu’elle a de raconter brièvement une vie qu’on devine plus accidentée qu’elle ne le laisse deviner.
S’il est vrai qu’à partir de 40 ans, on est responsable de son visage, celui d’Anna Thomson est remarquable, d’une beauté atypique où se mêlent lenfant qu’elle a été, la vieille dame qu’elle sera, et la femme qu’elle est. «There is something to be said about just seeing a film by itself, sans trop en savoir sur les acteurs, dit-elle, passant du français à l’anglais avec aisance. Mais je sais que ce serait assez grossier, ingrat and quite pretentious de dire: «Non, laissez-moi tranquille, je ne fais pas d’entrevues.» Et puis, il faut que j’aide Amos à récupérer son argent!»
Avec application et sincérité, elle joue donc le jeu de l’entrevue, alternant silences et confidences, pudeur et transparence. «Quand j’étais petite, je n’avais aucune ambition particulière, je voulais avoir des animaux! Je n’ai pas voulu être actrice. C’est un accident, comme tout ce qui m’arrive… J’ai fait beaucoup de danse classique, et j’ai été mannequin jusqu’à 14 ans, mais je n’ai pas pu continuer parce que j’étais pas assez grande. Mon père voulait que je sois peintre, alors j’ai étudié la peinture, mais je n’avais pas assez de talent. Comme il était flambeur, il a voulu que je sois jockey, mais j’étais trop grande; alors, il a essayé de me marier avec un jockey, mais ça n’a pas marché! Et puis, un jour, à New York, un monsieur qui faisait des costumes m’a donné un rôle dans une pièce avec Christopher Walken, et voilà! J’ai continué à être actrice parce que je suis tombée sur des gens très gentils avec moi. Les actrices ont souvent des histoires terribles, elles ont travaillé dix ans comme serveuse, et tout ça, mais moi, pas du tout! Maintenant, je suis toujours trop grande pour être jockey, et je suis trop vieille pour être mannequin, alors je suis encore actrice!»
Portrait de femme
Renvoyée du bureau d’avocats où elle travaillait depuis douze ans, Sue tente de joindre les deux bouts dans un New York impassible, ni glauque ni éclatant. Un propriétaire qui court après l’argent du loyer, une recherche d’emploi qu’elle mène avec une fausse assurance, des hommes d’un moment – dans son lit, à l’hôtel o au cinéma – qui remplissent leur fonction passagère, une mère Alzheimer qui ne reconnaît pas sa voix au téléphone, l’alcool qui anesthésie et brûle à la fois, des balbutiements d’amitiés qu’elle repousse dès qu’elles se précisent: la belle Sue fait ce qu’elle peut avec l’énergie du désespoir, mais elle tombe au ralenti dans une chute libre en forme de spirale qui la mène tout droit vers le néant. Jusqu’à ce qu’un beau grand journaliste (Matthew Powers) l’aime malgré elle, et qu’elle décroche un petit boulot. L’horizon semble se dégager, mais l’heure des princes charmants est passée pour cette femme digne, démunie, fonceuse, apeurée, prisonnière d’elle-même…
On a rarement vu, au cinéma, un portrait de femme aussi fouillé, aussi complexe, un tel abandon dans le jeu, une telle déclaration d’amour à une actrice. Tout le talent d’Amos Kollek consiste à centrer son récit sur son héroïne, à la laisser respirer sans jamais s’éparpiller, à en cerner chaque facette, complémentaire ou contradictoire. Du grand art. Une femme sous influence, Juliette des esprits ou Scènes de la vie conjugale viennent à l’esprit, mais Cassavetes, Fellini et Bergman avaient une connaissance intime des femmes qu’ils filmèrent. Ici, pas du tout, puisqu’Amos Kollek rencontra Anna Thomson lors d’une audition pour un film qu’il ne tourna jamais. «J’ai fait trois auditions, raconte la comédienne. Et puis, Amos m’a rappelée six semaines plus tard, et m’a dit: «Voilà, j’ai écrit ça en pensant à vous. C’est peut-être un scénario, peut-être pas. Vous n’êtes pas obligée de le lire…» Je me demandais ce que je faisais là, mais je l’ai lu, et c’était Sue, exactement comme on l’a tourné. C’était très bizarre parce que j’ai eu une tante qui a eu une vie presque comme celle de Sue, mais ça, Amos ne le savait pas. Il a dû sentir que c’était là, autour de moi. Il a des antennes très développées!»
C’est le moins que l’on puisse dire, tant cette dérive d’un vaillant petit soldat marqué par la vie semble épouser les contours de la personnalté de l’actrice. Lorsque l’on sort de Sue, sonné, ému, troublé, on se dit qu’on vient de voir soit une grande actrice à l’oeuvre, soit un documentaire sur sa nature profonde – à moins que ce ne soit un peu des deux… «Je crois que c’est un peu des deux, murmure Anna Thomson sans trop s’avancer. C’est très étrange parce qu’on joue avec qui on est, mais sans être soi-même. Les gens pensent que vous êtes comme ça, mais des fois le décalage peut être immense…»
Né à Jérusalem, Amos Kollek a tourné près de dix films, entre autres avec Hannah Schygulla et Deborah Harry (Forever Lulu), Faye Dunaway (Double Edge) et Sally Kirkland (High Stakes). Déjà, il se dessinait quelque chose de Sue dans ces actrices aux tempéraments forts. Avec l’élégance de Faye Dunaway, la flamme de Gena Rowlands, l’intelligence de Jeanne Moreau, la vulnérabilité de Marilyn Monroe et le chien de Bette Davis, Anna Thomson cristallisera la vision du cinéaste, devenant une véritable muse avec qui il a, à ce jour, tourné deux autres films. «Des films comme Sue, qui sont exactement ce qu’on veut faire à ce moment-là, ça arrive une fois dans une vie; et avec Amos, c’est arrivé trois fois. Alors, c’est incroyable. D’une fois à l’autre, on se dit que c’est un accident qui ne se reproduira plus, et puis le miracle arrive encore. Deux en ligne, c’est déjà extraordinaire, on se dit qu’après, ça va être la chute. Et puis non, le troisième est accepté à Cannes! C’est très étrange…»
Actrice d’expérience qui a enfin trouvé un cinéaste sachant mettre en relief son talent singulier, Anna Thomson se trouve maintenant à la croisée des chemins. Gâtée par des rôles taillés sur mesure («It spoils you», confie-t-elle dans un souffle), elle dresse le bilan. «Maintenant, je trouverais ça dur de recommencer ce que j’ai fait avant. Je ne le regrette pas parce que c’est là que j’ai appris mon métier, en faisant des petits trucs du mieux que je le pouvais, pour que le cinéaste qui m’avait engagée n’ait pas de regrets! Mais maintenant, si quelqu’un m’appelle et m dit: «Il y a une minisérie vraiment géniale pour toi», je peux plus faire ça. Je peux pas revenir en arrière. Je n’ai même plus d’agent à New York… Mais je suppose qu’il va falloir m’y résoudre, un jour, pour payer l’école de mes enfants!»
Sans limites
«Sur Sue, c’était nous le chef, Amos et moi, parce qu’on a tout payé, alors c’était bien; mais à cause du caractère de Sue, c’était un peu étouffant: c’est une femme complètement coincée par la société, par les règles qu’elle s’est imposées, par son passé, par qui elle est. Il ne fallait pas que ce soit trop sentimental, trop lourd, trop triste, ou trop hystérique. C’était un vrai truc de funambule. Après quelques mois comme ça, on a vraiment eu envie de smash everything.» Ça a donné Fiona, un film complètement destroy, mêlant fiction et documentaire, dans lequel Anna Thomson incarne une prostituée junkie. Un opus jusqu’au-boutiste qu’on n’a toujours pas vu à Montréal. Avis aux distributeurs et directeurs de festivals…
«Pendant Sue, on a appris à se connaître, à se faire confiance, poursuit Anna Thomson, alors avec Fiona, on a essayé de voir jusqu’où l’on pouvait aller; et moi, je n’ai pas vraiment de limites: être nue, les scènes de sexe, de drogue, de n’importe quoi, je m’en fous. C’est pas un problème. Donc, Fiona était extrême, et on pouvait pas aller plus loin pour l’instant. Dans ces cas-là, ou bien on arrête le voyage, ou bien on change de direction. Alors, on a fait une comédie. J’étais très nerveuse parce que c’est très dure la comédie. Je crois que c’est à John Barrymore qu’on demandait, sur son lit de mort: «Est-ce que c’est difficile de mourir? Et il a répondu: Mourir, c’est facile. Ce qui est difficile, c’est la comédie!» Et je suis d’accord avec lui. Les gens qui sont drôles passent leur vie à chercher ce qui est drôle. Mais Amos disait: «Comment ça, on n’est pas marrants? On est très marrants!» Alors on a fait Fast Food, Fast Women/i>, et ça a bien marché à Cannes.»
D’ici la sortie européenne, en février, de ce dernier film, le duo se prépare à (se) surprendre de nouveau avec… un thriller! «Ça s’appelle Beyrouth, et ce sera le premier film qu’on va faire avec de vrais méchants. Dans les trois autres films, il n’y a pas de bad guys. Ce sera la première fois que le bien et le mal ne sont pas dans chaque personnage. Je joue une femme qui essaie de retrouver l’enfant qu’on lui a enlevé, et c’est mon fils qui va jouer. Je suis très heureuse de ça, mais il faut se dépêcher, parce qu’il grandit très vite!»
Pour l’instant, Anna Thomson doit composer avec une célébrité toute neuve, qui la réjouit autant qu’elle la laisse perplexe. «Comme tout le monde, je lis les articles sur les acteurs. Je comprends que lorsqu’on voit quelqu’un sur un écran, parfois, on a envie d’en savoir un peu plus sur lui, mais c’est très rare que ça ajoute quelque chose de bien au film. Même chose pour les photos. Par exemple, les cheveux courts et noirs que j’ai maintenant, ce sera peut-être un mauvais choc pour les gens qui vont voir le film. Quand on a fait les festivals avec Sue, j’avais gardé les mêmes cheveux et le même style, pour ne pas trop choquer les gens. Et aussi parce que je n’aime pas quand les actrices font ça, comme si elles disaient: «Ce n’est qu’un rôle, ce n’est pas moi du tout.» Et puis, je trouve les entrevues plus difficiles à faire que les films. Si on me donne un scénario, je sais un peu ce que je peux faire, ce que je peux apporter. Pour les entrevues, c’est moins clair. What’s needed? What would be the right thing to do pour satisfaire les gens qui lisent l’article? Qu’est-ce qu’ils cherchent? Je ne sais pas. C’est nouveau pour moi. Avant, c’était le problème de Monsieur Eastwood ou de Mademoiselle Deneuve! Maintenant, c’est aussi mon problème.» Souhaitons-lui de l’avoir encore longtemps…
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