Shu Lea Cheang – I.K.U. : Sexe machine
Cinéma

Shu Lea Cheang – I.K.U. : Sexe machine

Vision futuriste et rigolote de la libido nippone: I.K.U. est un film porno expérimental et une orgie de couleurs. Prises de position d’une réalisatrice à l’imaginaire flamboyant, SHU LEA CHEANG, invitée par Fantasia.

Si la tendance se maintient, la femme est sur le chemin de la libération totale. Noooon! Si. Domaines de prédilection: le cul et la violence. Faut ce qu’il faut. Les Justine et les Juliette du divin marquis se réveillent au cinéma, toutes en même temps. En France, elles bousculent les bien-pensants et les censeurs et s’appellent Catherine Breillat (Romance) et Virginie Despentes (Baise-moi); aux États-Unis, les réalisatrices ont encore du mal à s’extraire de la guimauve; mais en Asie, les dames foncent, dépassant tout le monde de plusieurs longueurs d’avance. Coiffure mohawk et imagination à revendre, la réalisatrice Shu Lea Cheang arrive en tête de lice, avec I.K.U., un film hors du commun.

I.K.U. est présenté cette semaine en première canadienne, dans le cadre du festival Fantasia. Le film, produit par un distributeur de cinéma indépendant japonais, le respecté Asai Takashi, n’est pas encore en circulation au Japon, mais il a fait hausser les sourcils à Sundance, cette année. Déjà producteur de films de Shu Lea Cheang, c’est Takashi qui a soufflé à la réalisatrice l’idée du porno. Bonne intuition: le regard sensuel et amusé de Cheang vient de marquer une autre étape dans l’histoire de la porno mondiale. Forçant la rencontre entre le sexe, les nouvelles technologies et un imaginaire coloré, I.K.U. est d’une magnificence visuelle étonnante. Et on y raconte une petite histoire marrante comme tout. Un porno jouissif, ce n’est pas si courant…

Blade Runner, suite non censurée
«Iku» veut d’ailleurs dire «je jouis» en japonais. Le film commence là où se termine Blade Runner, de Ridley Scott. The Tyrell Corporation, qui fabriquait des Replicants, est devenue Genom Corp., une multinationale du sexe produisant des microprocesseurs à orgasmes. Les héros Deckard et Rachel sont devenus Dizzy (Zachery Nataf) et Reiko (Tokitoh Ayumu). Reiko est un GEN XXX IKU Coder, c’est-à-dire un robot, gigantesque disque dur qui emmagasine le maximum d’orgasmes. Dans un ascenseur, Dizzy met Reiko «en marche»: rête à fonctionner, elle a un bras qui se transforme en superbe queue translucide et annelée. Son outil de travail, en quelque sorte… Reiko se métamorphose alors en 7 femmes, des RPG (Role Playing Game), qui partent en mission dans la nuit de Tokyo. Séances à plusieurs dans un bar; truc à trois dans un tunnel, dans un parking souterrain; à deux dans une structure de carte électronique, avec des poupées gonflables, dans une nacelle de cordes. On varie les petites orgies. Mais attention: il y a un virus, le Tokyo Rose, qui affaiblit toutes les «énergies» accumulées. Heureusement, le bouton reset est simple: la masturbation. Ce qui permet à Reiko de se recharger, mais aussi de se retrouver, de savoir d’où elle vient; clin d’oeil aux crises d’identité de Rachel, l’humanoïde de Blade Runner. Une fois les orgasmes comptabilisés, Dizzy «vide» le robot (dans la baise du siècle!) et Genom Corporation n’a plus qu’à vendre des I.K.U. chips en machines distributrices. Et ces microprocesseurs se connectent par netphone, offrant au premier libidineux venu un voyage cérébral au pays du plaisir… C’est pas beau, tout ça?

I.K.U. se présente comme le premier film de science-fiction porno à caractère Indie. Et il fait la fierté de sa réalisatrice. «Je suis contente du résultat, explique Shu Lea Cheang, depuis Londres. Chaque scène existe en soi, avec son langage, ses personnages bien définis et ses propres mouvements de caméra. J’ai investi pas mal d’émotions dans toutes ces scènes…» Pas de fausses pudeurs, la dame a été assistante au son sur des films pornos dans des lofts à Soho dans les années 80. Et sur le tournage (trois semaines éclair à Tokyo), elle a remarqué que le sexe était plutôt amusant! «Tout le monde a été très coopératif et très professionnel», résume la réalisatrice. Il faut dire qu’au Japon, le genre porno est une affaire sérieuse, il sert souvent de tremplin aux réalisateurs en herbe et les acteurs sont sous agence, dûment représentés. Les actrices de I.K.U. sont des pros du AV (Adult Movie, selon la teminologie japonaise); et, mieux encore, l’acteur Zachery Nataf est un artiste transsexuel, fondateur d’un Transgender Film Festival!

Codes sociaux et techno
Cheang, qui fait partie de l’Underground vidéo de New York depuis 20 ans, est née dans une ville du Sud de Taiwan. Benjamine de quatre enfants, elle a étudié l’histoire à l’Université de Taiwan, puis le cinéma à New York. «À Taiwan, durant mon adolescence, j’avais du mal à voir autre chose que des films hollywoodiens, alors que j’avais vraiment envie d’avant-garde française et de nouvelle vague allemande!» Son premier film en 35 mm, Fresh Kill, a ouvert le Festival de Berlin en 94. Depuis, l’artiste multimédia a exposé une installation Internet au Musée de Tokyo, et Brandon (1998), «un canon de l’art Online», comme le décrit The Village Voice, est un projet qui fait partie de la collection permanente du musée Guggenheim, à New York. I.K.U. a été entièrement tourné en vidéo digitale, avec montage et effets spéciaux orchestrés sur un ordinateur maison. Nous sommes à des années-lumière des budgets hollywoodiens et les résultats sont stupéfiants, dus en partie au directeur photo du film, Kamoto Tesuya, cameraman réputé de l’industrie du disque au Japon; et au responsable des effets spéciaux, un virtuose de la scène artistique à Tokyo, VJ E-Male. «Les années artistiques 70, 80 et 90 à New York ont été inspirées par les nouvelles technologies et la vidéo légère. Je fais partie de cette génération», assure Cheang.

Une approche artistique mature et sûre, donc; mais aussi la vision éclairée d’une artiste qui sait d’où elle vient: «I.K.U. est originaire d’un pays qui est représenté par les mots Fuji-yama, geisha, Sony, Honda, Nintendo et Pokémon.» Et Cheang se moque, plutôt gentiment, des codes qui régissent la société nippone. Par exemple, il est impossible au Japon de montrer les poils pubiens, que la censure fait cacher par des mosaïques. Cheang respecte cette censure, mais elle en rajoute, et fait aussi apparaître la mosaïque, sur tout l’écran au moment de l’orgasme! Un déplacement calculé de la pudeur… Cependant, et exceptionnellement, la copie du film pour Fantasia sera présentée sans les fameux pixels pubiens!

Avec des voix qui rappellent celles des héros Pokémon, dans un anglais volontairement cassé, I.K.U. offre des références accessibles aux Occidentaux (l’inévitable bar à nouilles avec aquarium géant), mais renvoie aussi à un esthétisme plus traditionnel (le sexe féminin comme une fleur). Quels que soient les clins d’oeil, la beauté de certaines scènes est à couper le souffle: la couleur rose fushia d’une toile d’araignée géante, les caméras qui défient l’équilibre au son de la techno, l’éclairage pointilliste dans une carte électronique géante, la beauté minimaliste d’une scène de bain… Bien sûr, c’est aussi un film porno: difficile d’éviter le phénomène de répétition, où les parties de jambes en l’air ne sont que d’éternels recommencements. Cheang n’a pas réinventé le rythme lancinant de la chose; mais à mille lieues d’une tristesse sexuelle embarrassée de sentiments, voici un voyage virtuel, flamboyant et sans amour, au pays de la jouissance. Ce n’est pas si courant d’avoir une caméra qui prend le point de vue du sexe féminin, tout de même…

Nippones au front
Alors que le Japon fait encore figure de société traditionaliste, les femmes – qui forment la majorité de public cinématographique japonais – prennent les choses en main. La tendance est tout à fait évidente à Fantasia, notamment avec les films de Takashi Ishii et de Takashi Miike. À l’écran, vengeresses, sadiques, tortionnaires, les héroïnes massacrent avec délectation les mâles sur leur route, et, c’est clair, elles n’emploient plus tellement la position du missionnaire. Alors une femme qui filme des actrices pornos en 74 minutes de corps à corps: est-ce une rébellion féministe et ponctuelle dans l’Empire du Soleil levant ou le reflet d’un bouleversement culturel plus profond? «La plupart des images de la femme japonaise au cinéma sont encore créées par des homes. En tant que réalisatrice, je me livre un jeu de miroirs: les femmes dans mon film ont de fortes personnalités, mais elles restent abusées, enfermées dans la psyché masculine. Avec I.K.U., je pose un défi: je suis une femme, et je joue dans l’univers de l’homme et dans celui de la censure. Mais je ne veux pas choquer le public! Il existe une tradition de sous-culture très forte au Japon, sous-culture qui parfois arrive à passer au statut grand public, explique la réalisatrice. Moi, je n’ai pas besoin d’être grand public, car je pense que cette vie en bordure est justement celle qui domine.» Le genre pornographique semble en tout cas l’avoir séduite, puisque après une exposition dans une galerie new-yorkaise en septembre, Shu Lea Cheang part travailler sur une autre science-fiction avec fesses, film qui sera produit par Zentropa/Puzzypower, à Copenhague; la compagnie qui produit, entre autres, Lars Von Trier. «Petit à petit, j’arrive toujours à faire ce dont j’ai envie, et cela me rend assez heureuse. On ne traite pas de rêves, ici, mais de travail honnête…» Aussi, on ne parlera probablement jamais de grand public pour I.K.U., mais d’une tendance corrosive à grappiller dans la cour des gars. Juteux.

Minuit, 21 juillet
Cinéma Impérial