Agnès Jaoui : La tendresse des autres
Actrice, coscénariste et réalisatrice: pour Le Goût des autres, AGNÈS JAOUI prend les chapeaux les plus prestigieux avec aisance, naturel et talent. Rencontre fructueuse avec une femme de tête.
Devant un café qui refroidit, Agnès Jaoui se raconte, aussi brouillonne dans ses phrases que limpide dans ses oeuvres. Drôle de femme cachée derrière ses mots… Avec l’homme de sa vie, l’acteur Jean-Pierre Bacri, rencontré il y a une dizaine d’années, elle forme un couple d’auteurs comme il en existe peu: chaque essai de scénario est un succès et chaque projet, une promesse. Que ce soit avec Cuisine et Dépendances, avec le film de Klapisch, Un air de famille, avec Smoking no smoking et On connaît la chanson, d’Alain Resnais, le couple Bacri-Jaoui tape dans le mille, chaque fois. Le public et les critiques encensent la justesse de ton, l’humour, la verve, et le jeu des acteurs. On les couvre d’éloges et leurs mots valent des César.
Mais la femme est autre: une main sur la bouche, elle réfléchit avec fébrilité, elle avale la fin des phrases, bifurque en cours d’histoire sur une nouvelle idée, laisse en suspens le récit d’un fait intime, en jetant un regard furtif, pour savoir si on a compris, ou si elle doit continuer à s’expliquer. Bon… voilà… enfin…: les mots-barrières tombent et classent les idées. Une manière de dire: «Passons à autre chose.»
Agnès Jaoui, l’actrice, est très douée pour passer à autre chose: elle est à Montréal pour accompagner son premier film, Le Goût des autres, une tendre comédie sur notre société. On y parle d’un chef d’entreprise un peu lourdaud qui tombe amoureux d’une actrice cultivée, copine avec une serveuse dealeuse, qui, elle, craque pour un garde du corps amer, lui-même pote avec un chauffeur effacé… On y parle de la générosité des rencontres, de la richesse du changement; mais aussi de la force des clans, du sectarisme, et de la difficulté à briser les barrières culturelles et sociales. D’emblée, Jaoui est curieuse de savoir ce que les gens d’ici vont penser du film. «Pour Un air de famille, j’ai été frappée de voir qu’au Mexique et au Japon, les gens réagissaient de la même façon qu’en France. Les Japonaises et les Mexicaines étaient même très étonnées de voi que le machisme existait encore chez nous! Depuis que je suis à Montréal, on m’a posé deux questions qu’on ne m’avait pas encore posées: la première pour savoir si mes origines juives-tunisiennes m’avaient donné envie d’écrire sur l’exclusion et la ségrégation; et l’autre, par rapport à la drogue. C’est drôle, hein?» Pas tant que ça. Élevée en banlieue, cette femme de 36 ans qui voulait devenir hôtesse de l’air («parce que je les trouvais jolies»), puis avocate («je ne sais pas ce qui m’a pris…»), mais qui a vite compris qu’elle serait actrice, a saisi très tôt la subtilité des différences, parachutée d’un milieu social à un autre, de Sarcelles à un lycée bourgeois de la capitale: «On se rend vite compte de la certitude de la supériorité des uns sur les autres, dit-elle. D’abord dans les bandes au lycée, puis à l’université, et aussi dans des stages au théâtre. La supériorité des goûts m’agresse. Et on la subit! Et j’écris sur des choses que je subis.» Autant parler à la première personne du singulier semble lui peser, à en faire baisser le ton de sa voix, autant les verbes «subir» et «agresser» font frémir les ailes de son nez. Jaoui ne ressemble pas à une rebelle à paillettes, mais à une militante sérieuse, qui s’essaie à la légèreté.
Premier tour de manivelle
«C’était l’angoisse totale, hésite-t-elle en se souvenant des 9 semaines de tournage du Goût des autres. J’étais très inquiète, mais personne n’a rien vu, paraît-il. Ça ne m’étonne pas vraiment, je cache mon jeu beaucoup mieux que je ne le crois! J’avais du mal à me reposer. Dès la fin du tournage, j’ai voulu aller au montage tout de suite. Le soir, aux rushs, j’étais contente, mais je voulais voir si tout ça prenait ensemble.» Bacri et elle ont écrit ce projet avec, dès le départ, des acteurs en tête: chaque rôle a été dessiné sur mesure pour Alain Chabat, Gérard Lanvin, Wladimir Yordanoff et les autres. Et très vite, Jaoui s’est imposée en réalisatrice, même si le titre lui semble encore parfois un peu virtuel, voire usurpé. «Jean-Pirre n’a de toute façon aucune envie de réaliser.»
Elle qui dit ne pas toujours se rappeler de ce qu’elle voit au cinéma n’avait pas de grande vision sur la mise en forme de ce film: «L’idée du scope, tout ça… je n’ai pas de théorie artistique, explique-t-elle. Je me suis dit que j’allais essayer d’aller au plus simple. Je n’avais pas envie qu’on voie des mouvements de caméra, alors je me suis rendu compte que j’avais des goûts en matière de découpage. Mais, a priori, je n’allais pas faire semblant d’aller chercher une image.» Absent durant la préparation du film, parce qu’il tournait Kennedy et Moi, Bacri est présent presque tous les jours sur le plateau du Goût des autres. Il épaule, et dirige les scènes où elle joue. Et puis, il vient par la suite régulièrement au montage… «Mais il ne s’est jamais imposé. C’est pas le style», ajoute-t-elle en souriant. Malgré la trouille au ventre qui fait prendre prise sur prise («mais pas trop, dans la comédie, ça ne sert à rien»), Jaoui manoeuvre le film comme un capitaine, à la barre d’une équipe technique exigeante et avec «des acteurs humbles, très aidants, qui avaient envie de se faire diriger». La réalisatrice parle peu, mais avec amour, de ses acteurs: «J’ai senti une totale confiance de la part de chacun. On a vraiment écrit les rôles en pensant que chacun pouvait le faire.» Et Bacri a la part du lion. Il n’a jamais été aussi excellent: «Ah, oui! J’ai été émue, et plusieurs fois… De toute façon, Jean-Pierre, dans ce rôle-là, il m’émeut à peu près tout du long. Vous imaginez que j’ai vu le film près de 600 fois: et bien, au mixage, j’étais encore émue.»
Écrire sans jouer? Écrire sans Bacri? «Je n’en ai toujours pas très envie. J’aime jouer. Et sans Bacri, je n’en ai pas envie non plus. Je sais que je peux écrire sans lui, par contre! J’écris de mon côté … Mais j’aime ce qu’on fait à deux.» Et l’écriture reste un exercice quotidien. Après avoir longtemps comparé leurs cahiers d’écriture sur le coup de 15 h dans le bistrot d’en bas («Ce qui perturbit beaucoup le serveur de nous voir manger à cette heure-là!»), ils travaillent maintenant chez eux, et de plus en plus en osmose; bien que Bacri reste fort dans les dialogues, et elle, pour tracer le fil de l’histoire. Lui, lecteur acharné d’essais théoriques et elle, avide depuis l’enfance de romans, se complètent de mieux en mieux pour sonder et décortiquer les bobos de leurs contemporains. La crainte de se répéter est, plus que jamais, présente. «On travaille beaucoup avec des caractères archétypaux, explique Jaoui. D’en réinventer sans cesse, ça devient compliqué. Mais quand je relis de grands auteurs, Tchekhov par exemple, je vois qu’ils reprennent des personnages, alors… Puis, il y a des auteurs qui inventent des genres chaque fois, moi non.»
Le goût des gens
Le duo n’a pourtant que le changement en tête. En cela, sur l’acceptation des différences, Le Goût des autres ressemble beaucoup à Un air de famille. Peut-on vraiment changer? Doit-on changer? Comment le faire? Rien qu’au mot, Jaoui décolle: «C’est vrai que la notion de progrès véritable, c’est difficile à saisir. Et encore: en tant que femme, que juive, que tout ce que vous voulez, ça va mieux pour moi aujourd’hui qu’il y a 50 ans tout de même! Le moteur de la création, à mon avis, c’est la curiosité de l’âme, l’envie de continuer à explorer des choses que je n’entends pas ailleurs. Je ne dis pas que ce que je fais est forcément nouveau, mais c’est mon droit de réponse à ce qui me rend malheureuse. Comme le mépris des groupes les uns envers les autres, comme le snobisme…»
Comme le féminisme aussi. «À l’âge de 18 ou 20 ans, ma mère m’a passé Le Carnet d’or de Doris Lessing, qu’elle lisait au moment de se séparer d’avec mon père! J’ai été d’abord effarée par la violence des propos, par le rejet de tous les hommes… Mais d’un autre côté, maintenant, il y a encore des réactions machistes bien déguisées en France. Bref, je ne pense pas que tout va bien dans le meilleur des mondes, mais en fait… J’aime les hommes et j’ai beson d’eux», conclut-elle.
Dans la salle du café d’Un air de famille comme dans les décors en carton de Smoking no Smoking, le tandem Bacri-Jaoui n’a cessé d’inventer des personnages qui ne sont jamais traités en minables lamentables; ils sont tous aimés et rachetables. Et on a l’espoir, toujours, que leurs histoires peuvent s’arranger. Certains tristes sires ne manquent pas de reprocher au duo son idéalisme,sa vision utopique. «Je crois que la capacité d’éveil, c’est super dur, mais c’est ce qui nous intéresse, précise la réalisatrice. Je suis passionnée par la psychanalyse. J’ai fait une analyse moi-même (ce qui la rapproche d’un de ses réalisateurs préférés, Woody Allen). Et c’est comme ça qu’on essaie d’écrire: quand vous arrivez en consultation, vous avez une certaine idée, des a priori, puis vous travaillez, et les choses deviennent alors beaucoup plus complexes. Pourquoi et comment arrive-t-on à un tel type de comportement? Ça me passionne!» La dame serait-elle une intellectuelle? Le mot l’étonne, puis, flattée, la fait presque rougir. Elle éclate de rire. «Moi?… J’ai beaucoup de problèmes avec la théorie. Mais dans le film, mon personnage dit à Lanvin: «Si tu trouves tout si nul, fais quelque chose pour que ça change.» J’ai des amis qui mettent toute leur intelligence au service d’un constat: celui que tout est nul et pourri! C’est une façon d’être, une position de vie qui… me rend malade! Ça me fait penser aux vieux, et à la mort.» Intellectuelle: d’accord, mais de la race de ceux qui agissent.
Et de ceux qui ne veulent pas s’en laisser imposer. Dans Le Goût des autres, il y a sans cesse des références à la culture (le théâtre, la peinture, la musique), autant de chapelles qui s’approprient le goût du beau et le bon goût. Le film parle, de façon claire, de ce complexe culturel; celui que l’on peut avoir quand on n’est pas tombé dedans à la naissance. Plus profondément, l’expérience de ce goût devient aussi une incapacité à saisir les autres. «Mais qu’est-ce que ça veut dire, la capacité àjuger du beau, en fait? lance la réalisatrice. Il y a une vieille blague sur deux mecs qui sortent du concert; le premier dit: «Je n’aime pas du tout Debussy!» Et l’autre répond: «Ça n’a aucune importance…» C’est exactement ce que mon père m’a répété: «On ne dit pas c’est beau, mais je trouve ça beau.»
Soit, il n’y a pas de beauté en soi. D’accord pour la philo… mais Clara, l’actrice esthète et cultivée, et Jean-Jacques, le PDG ringard, vont-ils vraiment vivre ensemble? Silence. «Disons que c’est peu réaliste, finit-elle par lâcher. Bon, mais ils vont essayer. Parce qu’il y a toujours une possibilité.» Dans la centaine de lettres qu’Agnès Jaoui a reçues, une l’a particulièrement touchée: une jeune fille lui écrit qu’à la fin du film, elle a pris la main de son petit ami; et là, elle s’est juré de ne plus jamais le regarder de la même façon. Les conséquences d’un message clair…
Le Goût des autres
En salle le 15 septembre