Le Goût des autres : Mets de choix
Certains films sont bienfaisants. En les regardant, on se cale dans le douillet. Le Goût des autres, d’Agnès Jaoui, agit ainsi, un peu comme un médicament ou une couverture.
Certains films sont bienfaisants. En les regardant, on se cale dans le douillet. Le Goût des autres, d’Agnès Jaoui, agit ainsi, un peu comme un médicament ou une couverture. On le prend, et au bout de quelque temps, on se sent mieux. Encensé en France, primé au dernier FFM, le premier film de l’actrice-scénariste dégage cette alchimie étrange, avec l’émotion comme ingrédient de base.
Jean-Jacques (Jean-Pierre Bacri) est un chef d’entreprise terne, qui vit dans une ville tranquille que l’on imagine proche de Paris. Il habite dans une maison bonbonnière avec son épouse, Angélique (Christiane Millet), une femme-enfant amoureuse des animaux. Il est entouré de son chauffeur, Deschamps (Alain Chabat), un brave gars qui a tendance à se faire marcher sur les pieds, et d’un nouveau garde du corps, Moreno (Gérard Lanvin), un ancien flic réac et malheureux. Un soir, alors que Jean-Jacques prévoyait s’endormir au théâtre devant Bérénice, il tombe amoureux de l’actrice principale, Clara (Anne Alvaro). Autour d’elle gravite une faune bien différente, dont une copine serveuse-dealeuse, Mani (Agnès Jaoui), et le meilleur ami de service, Antoine (Wladimir Yordanoff), un homosexuel amoureux d’art. Entre Jean-Pierre et Clara, c’est le choc des mondes.
Le sujet ratisse large: on y parle de la base même des liens humains, de cette toile invisible que l’on tisse le temps d’une vie. Bien sûr, le film de Jaoui est indubitablement français, voire très parisien, mais sa portée est universelle; on pourrait le transposer ici et ailleurs, et sur les trottoirs d’Yvetot qu’empruntait madame Bovary… Parce qu’il y a eu étincelle amoureuse, des individus qui n’ont a priori rien en commun sont forcés à la rencontre. Mais comment aller vers l’autre, celui qui est étranger à son cocon; que l’on juge, dès la première seconde, comme indécrottablement inférieur, supérieur ou juste différent? Et comment apprécier le sens du beau de quelqu’un qui n’a rien à voir avec son cadre de références? À coups de malaise palpable, de mots trop vite lâchés et de sous-entendus, Jaoui – et Bacri, coscénariste de cette comédie dramatique – font état de ces rencontres malvenues, mais tente aussi de trouver une solution à l’esprit de clocher. Le message est limpide: pour aller vers les autres, faut se forcer, mais le changement est bénéfique…
Ce film au joli titre de curiosité gourmande se rapproche de la seconde oeuvre du couple, Un air de famille. Mais l’écriture des auteurs s’est affinée: sur un scénario en béton qui entremêle avec aisance les chassés-croisés d’une quinzaine d’individus, les dialogues du Goût des autres sont simples, ceux d’un quotidien peu bavard, mais parfaitement choisis; concis et francs, ils restent à la limite du message affiché. D’ailleurs, avec Bacri et Jaoui, on frôle souvent la prise de position militante (toujours plus claire dans le jeu rageur de Jaoui que dans celui des autres). Autour des mots, image et montage coulent de source, sans effets de manches et sans longueurs superflues. La caméra ne bouleverse rien, n’expérimente pas, elle s’efface plutôt devant le sujet et les acteurs. Le cadre est rassurant. Par définition, un film réconfortant ne peut brusquer, et celui-ci a quelque chose d’une madeleine de Proust. Pourquoi? Parce que tous les éléments dosés (l’essai sur le rapprochement, le rapport de l’homme à la beauté et à la culture, la maîtrise du jeu, la drôlerie toujours présente et quelques notes du Offramp de Metheney pour les quarantenaires) réussissent à former un tout compact qui nous renvoie à notre propre attitude, à nos fréquents "oublis" d’humilité et de curiosité.
Pourtant, on pourrait entrer dans ce film à reculons. Zut! Encore des Français qui n’ont pas l’air heureux, maussades dans le brouillard de leur petite vie et qui s’échangent des banalités. On craint le parisianisme et on gigote dans son fauteuil. Et puis, sans savoir exactement à quel endroit, on oublie les clichés faciles et on se met à compatir, à s’identifier. Alors, il suffit d’une scène dans un salon de thé anglais, magistralement interprétée par un Bacri amoureux, pour avoir la gorge nouée: le bougon de service est simplement éblouissant de retenue. À ses côtés, Gérard Lanvin n’a pas le rôle facile, déçu de la vie et en sourdine. Son pendant, l’idéaliste naïf, a les traits d’un Chabat presque méconnaissable, en poupon mou terriblement émouvant. Et puis on aime cette touchante Clara qui ne veut pas se laisser aller, et cette épouse dans son écrin, puis une soeur que l’on confond avec les meubles, et un assistant BCBG qui veut plaire, et même l’ombre de Jean-Pierre Daroussin en spectateur au théâtre… Bref, tous sont aimables. Chez Bacri et Jaoui, il semble même que les cons puissent changer. Cela reste à voir, mais l’ambition est noble. Et une comédie populaire et intelligente qui fait croire au bonheur imparfait, ça se laisse prendre…
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