Image & Nation : Le tour du monde
Cinéma

Image & Nation : Le tour du monde

La 13e édition d’Image & Nation, festival international de cinéma gai et lesbien de Montréal, propose une programmation touffue et éclectique, qui va de la série télé au film expérimental, en passant par le dessin animé et le documentaire hardcore. Signe de vitalité.

Le but ultime de tout festival spécialisé, c’est sa disparition, de façon à ce que la création d’une petite case à part ne soit plus nécessaire pour assurer la diffusion de certains films. En treize ans, Image & Nation est passé d’un festival pointu présentant des productions souvent expérimentales à un événement dans le cadre duquel on peut voir des films tous publics avec Sharon Stone, Ellen Barkin, Courtney Love ou Kiefer Sutherland. Reflet de la production actuelle, et d’un air du temps où existe la série Will and Grace et où Hillary Swank gagne un Oscar pour le rôle d’une lesbienne. Cela dit, les distributeurs étant de plus en plus frileux, et les écrans disponibles, de plus en plus rares, un festival tel qu’Image & Nation n’est pas près de disparaître, et les productions plus radicales, dans les images comme dans le discours, ne pourraient pas, de toute façon, être montrées ailleurs.
Par leurs qualités strictement cinématographiques, trois des longs métrages de l’édition 2000 pourraient faire les beaux jours d’une salle régulière. C’est le cas d’Urbania, de John Shear, film d’ouverture, qui démarre par une suite de vignettes sur des légendes urbaines, et finit par s’ancrer dans une histoire de deuil et de vengeance, alors qu’un homme cherche le meurtrier de son amant – à moins que ce ne soit une métaphore sur la séparation et la solitude… Complétant peu à peu le casse-tête d’une intrigue brillamment déconstruite, Shear fait preuve d’un sens aigu du cinéma, et dirige ses acteurs avec finesse.

Après le superbe Jeanne et le garçon formidable, Jacques Martineau et Olivier Ducastel ont réalisé Drôle de Félix, dans lequel un gai séropositif de Dieppe (Sami Bouajila) traverse la France pour retrouver, à Marseille, le père qu’il n’a jamais connu. En chemin, il s’invente une famille reconstituée, entre autres un cousin amateur de cerfs-volants et d’ébats champêtres; une grand-mère lucide et sans détour (Patachou) et une soeur (Ariane Ascaride) flanquée de trois enfants de pères différents. Si cette comédie tendre, en Cinémascope, épouse parfois de trop près la nonchalance du road-movie, les deux cinéastes retrouvent la pudeur, la précision des dialogues et une vraie légèreté qui faisaient le charme de leur premier film.

À l’opposé, Excuse Me Darling, But Lucas Loved Me, de Felix Sabrosa et Dunia Avaso, fait dans l’excès ibérique, avec l’histoire délirante de trois gais madrilènes qui, chacun amoureux de leur colocataire, le retrouvent avec un ensemble de couteaux de cuisine dans le corps! On comprend mal que cette hilarante comédie, à mi-chemin entre Shallow Grave et Femmes au bord de la crise de nerfs, n’ait pas encore trouvé de distributeurs ici…

Entre Yma Sumac et Mannix
Une affiche accrocheuse, les intrigues romantico-sexuelles entrecroisées d’une dizaine de gais de San Francisco, et de jeunes et beaux acteurs pour les incarner: il n’en fallait pas plus pour que Gypsy Boys, de Brian Shepp, soit le premier film d’Image & Nation à être présenté à guichets fermés. Consolez-vous, cette chronique des hauts et des bas de la vie de club n’est pas franchement mauvaise, seulement un peu banale; et, hormis les one-liners assassins, les dialogues versent trop souvent dans la psycho-pop de soap télévisé.
Une adolescente à personnalité multiple est au centre d’une enquête sur une série de meurtres: version lounge d’un film de John Waters, Psycho Beach Party, de Robert Lee King, met en scène des beach bums à l’orientation sexuelle floue, un inspecteur travesti, et des danseuses à gogo à la Ann-Margret. Entre Yma Sumac et Mannix, cette parodie inégale tombe souvent à plat, ne trouvant pas son équilibre entre réalisme et caricature.
À une semaine de son mariage, un pompier new-yorkais demande à sa future d’essayer les joies du triolisme avec une autre femme. Elle acquiesce, à condition qu’ils fassent la même chose avec le voisin, un jeune Latino gai, qui a un oeil sur le beau pompier. Réalisé et interprété par Lane Janger, Just One Time est une comédie charmante, sans défauts majeurs, mais sans réelles qualités non plus. Heureusement, le quatuor d’acteurs est savoureux, particulièrement Jennifer Esposito, en voisine compréhensive.
Parmi les films déjà présentés à Montréal, soulignons I.K.U., de Shu Lea Cheang, délire cyber-porno montré à Fantasia 2000 (rigolo, mais pas à la hauteur des attentes); Don’t Tell Anyone, de J. Lombardi, sur les déboires d’un jeune gai péruvien (chronique de moeurs correcte, mais sans plus); et Presque rien, de Sébastien Lifshitz, sur un amour d’été entre deux adolescents (Jérémie Elkaïm et Stéphane Rideau).
Quant à Aimee et Jaguar, le film de clôture, c’est l’histoire, "incroyable, mais vraie", d’une passion amoureuse entre une journaliste juive et une mère allemande, pendant la Seconde Guerre mondiale! C’est, paraît-il, très réussi.

"God hates aids cures"
Kiefer Sutherland dans le rôle de Williams Burroughs, Courtney Love dans celui de sa femme, qu’il a accidentellement abattue, au Mexique, au début des années 50: prometteur sur papier, Beat, de Gary Walkow, déçoit. Ce film maniéré sur l’importance de Joan Burroughs au sein du petit groupe formé par Burroughs, Allen Ginsberg et Lucian Carr, et où l’amour et le désir circulent à sens unique, ne parvient pas à être autre chose qu’une carte postale sur un épisode mythique de l’histoire de la littérature américaine. Dommage, car en copie conforme de son célèbre papa, Sutherland est impressionnant dans la peau de l’auteur du Festin nu. Tourné en vidéo, Eban and Charley, de James Bolton, retrace la liaison entre un type de vingt-neuf ans, de retour chez ses parents, et un garçon de quinze ans. Vision de l’intérieur d’une relation juridiquement illégale, mais humainement plus complexe que ça, ce film, aussi morne que ses paysages, se réclame visiblement d’une esthétique à la Gus Van Sant (d’ailleurs remercié au générique), sans atteindre la maîtrise du réalisateur de My Own Private Idaho.
Côté documentaires, The Bradfords Tour America ne tient pas, hélas, ses promesses. Cinéastes gai et lesbienne, U. B. Morgan et Jann Nunn se déguisent en couple ultraconservateur, et entament un véritable safari ethnologique dans l’Amérique profonde. Prêcheurs d’extrême droite, universités religieuses contre le darwinisme, manifestations haineuses ("God hates aids cures", proclame une pancarte), et homophobie banalisée: ce documentaire de 51 minutes ne va pas très loin. De l’autre côté de la planète, dans Paradise Bent, Heather Croall a recueilli les témoignages de plusieurs fa’afafine, hommes des îles Samoa, élevés comme des femmes. Reines du foyer ou drag-queens dans des bars à touristes, ces êtres "entre l’homme et la femme" remettent en question la conception occidentale de l’identité sexuelle. Nuançant le regard qu’elle porte sur cette réalité sociale, la réalisatrice montre bien la tolérance, mais également les difficultés auxquelles font face ces fa’afafine, semblables aux ka-toey thaïlandais.

Côté courts
Alors qu’il n’y a pas si longtemps, les courts métrages composaient la majeure partie de la programmation, ils sont un peu plus rares cette année, et parmi ceux qu’on a pu voir, pas très convaincants… La Vie des autres, de Gabriel de Monteynard, est un exercice de style sur le voyeurisme, sujet éminemment cinématographique, auquel il manque, justement, un regard. Un politicien marié tombant amoureux d’un jeune prostitué, qui, lui, finit par coucher avec sa mère, comédienne au chômage: Martial Fougeron a un univers tragicomique bien à lui, et un ton original, mais Finie la comédie n’est pas à la hauteur de ses films précédents, passant maladroitement de la complaisance au désespoir.
Finalement, ce sont deux très courts métrages qui se sont révélés les plus intéressants: Liebe Produktion, de José Antonio Cordero, est un vrai remix visuel de quatre images de films pornos (une idée simple, bien exploitée); et Bone Wish, d’Abigail Severance, constitue une rêverie sur une femme qui fétichise le corps de son amante, littéralement jusqu’à l’os.

Signe des temps, la programmation d’Image & Nation fait place, aujourd’hui, à plusieurs productions télévisées. Parmi celles-ci, Queer As Folk (ainsi que The Boys of Manchester, un making of sur la série britannique); If These Walls Could Talk, trois histoires, trois décennies, trois téléfilms réalisés par Jane Anderson, Martha Coolidge et Anne Heche, avec Vanessa Redgrave, Chole Sevigny, Sharon Stone et Ellen DeGeneres; et Gia, ou la biographie qui révéla Angelina Jolie dans le rôle d’une topmodèle, morte des suites du sida, au début des années 80,.
Si le sida est encore au centre de certains films (Panic Bodies, de Mike Hoolbloom, film expérimental divisé sur six écrans; Chrissy, de Jacqui North, documentaire sur une lesbienne australienne séropositive), il est intégré à plusieurs films sans en être le sujet principal. Ce qui frappe, c’est la diversité grandissante des sujets abordés, et des traitements employés: court métrage comique avec des bonshommes en Lego (Rick and Steve), documentaire sur la femme de Jim Bakker (The Eyes of Tammy Faye, avec narration assurée par RuPaul), film poétiquement "gothique" sur l’homophobie (The Wolves of Kromer), comédie sur une lesbienne indienne (Chutney Popcorn), adaptation d’un récit autobiographique de Violette Leduc (Thérèse et Isabelle), et film sur une vampire londonienne (Razor Blade Smile): on trouve de tout dans cette édition 2000. C’est un signe de vitalité qui promet pour l’avenir.

Du 21 septembre au 1er octobre