Kikujiro : L'enfance de l'art
Cinéma

Kikujiro : L’enfance de l’art

Les films de Takeshi Kitano ressemblent au théâtre d’images. On a parfois l’impression d’être aux débuts du cinéma, devant une succession de courtes vignettes qui auraient été montées par un néophyte désinvolte et pressé.

Avec les films de Takeshi Kitano, on a parfois l’impression de revenir aux balbutiements du cinéma, quand on voyait une succession de courtes vignettes manipulées par un montreur d’images désinvolte et pressé. L’histoire fait des bonds, découpée en tranches distinctes, rognée par un projectionniste en état d’urgence. Loin d’être un défaut, cette particularité témoigne du talent à la fois candide, brutal et très ouvragé de Kitano. Et ce style est précisement bien décortiqué dans Kikujiro, son avant-dernier film.

On est aussi beaucoup plus déstabilisé. Kikujiro raconte une histoire douce, celle d’un petit bonhomme de neuf ans, Masao (Yusuke Sekiguchi), qui décide de partir, le temps d’un été, à la recherche de sa mère qu’il ne connaît pas. Il quitte Tokyo et prend la route avec le mari d’une amie de sa grand-mère, Kikujiro (Beat Takeshi, son pseudonyme d’acteur), un fort en gueule toujours à la limite de l’honnêteté, un fouteur de merde sympathique mais peu porté sur le gardiennage d’enfants. Habitué qu’on est aux films de Yakuzas de Kitano (les magnifiques Hana-Bi et Sonatine, et son dernier film, Brother), on se sent inconfortable dans cette oeuvre que l’on croit sentimentale. De prime abord, on reste de marbre face au récit, aux plans ralentis d’un enfant qui court avec son sac à dos, devant son sentiment d’abandon quand viennent les grandes vacances et que les "vraies" familles partent. On a déjà vu la déconfiture d’un petit face aux coups fumants d’un adulte et, bien sûr, la progression de l’admiration et de l’acclimatation de l’un envers l’autre… Cette histoire peut malheureusement endormir le spectateur, engluée qu’elle est dans une épouvantable ritournelle au piano signée Jô Hisaishi, musicien et collaborateur de longue date de Kitano.

Mais ce serait oublier que l’histoire pèse peu, que Chaplin a construit un chef-d’oeuvre autour d’une histoire de gamin, et que la star médiatique du Japon reste un génial touche-à-tout, passé maître dans l’art de l’essai. À chaque incursion dans la violence brutale, il contrecarre avec des films plus doux: A Scene at Sea (1991), Getting Any? (1995) et Kids Return (1996). On le croit établi dans un genre, et il file s’amuser ailleurs. Voulant prendre des vacances de ses gangsters trop cool qui lui collent à la peau, Kitano a entrepris une balade estivale. Et ce film n’a rien de sentimental. Avec sa gueule ravagée et aussi avenante que celle d’un joueur de poker, Kitano fait peur, tout comme son tatouage cauchemardesque ou la rencontre avec un obsédé sexuel dans le fond d’un parc. Même dans le monde de l’enfance, le réalisateur ne fait pas dans le larmoyant; il flatte le danger. On retrouve ainsi la brusquerie réjouissante et la violence-surprise de ses films les plus noirs. Plus que jamais, il exploite cette façon de nous désarçonner sans cesse, de nous larguer trop vite dans une scène que l’on juge importante, ou, au contraire, de nous faire traîner dans ce qui semble une mièvrerie. Ce briseur de rythme a composé Kikujiro en deux parties – la recherche et l’acceptation -, qui s’articulent autour d’un pivot: les rencontres de l’homme et de l’enfant avec leurs mères respectives, toutes deux absentes de leur univers. Après ces deux chocs consécutifs, Kitano et le bambin lambinent sur la grève, dans une période de flottement après la tension. Chez l’auteur, la mer est un paradis, mais aussi la limite d’un monde. C’est le bout de la route, et on pourrait terminer le film ici. Or, si le temps s’arrête sur le sable, on y joue, comme dans Sonatine. Place donc à l’apaisement, et à l’humour noir et absurde cher à Kitano; un humour qu’il manie avec la désinvolture d’un Buster Keaton. Les rencontres avec un apprenti écrivain et surtout avec deux motards balourds sont prétextes à des scènes délirantes. On ne doit pas oublier que Beat Takeshi a commencé sa carrière en duo comique avec un dénommé Beat Kiyoshi, qui fait d’ailleurs une apparition remarquée dans un abribus.

Seul hic au tableau de Kikujiro: la distribution totalement anormale de ce film salué à Cannes, qui n’est présenté que dans une salle pendant une seule semaine. Quel courage…

En japonais sous-titré anglais
Cinéma du Parc