Dancer in the Dark : La sombreuse
Cinéma

Dancer in the Dark : La sombreuse

La quasi-totalité des films de Lars von Trier ont été montrés au Festival de Cannes. Il était donc naturel qu’un jour ou l’autre le cinéaste danois y récolte la Palme d’or.

EXERGUE
Esthète: Personne qui affecte le culte exclusif et raffiné de la beauté formelle, le scepticisme à l’égard des autres valeurs.
Le Petit Robert 2000

La quasi-totalité des films de Lars von Trier ont été montrés au Festival de Cannes. Il était donc naturel qu’un jour ou l’autre le cinéaste danois y récolte la Palme d’or. C’est maintenant chose faite avec Dancer in the Dark, film ambitieux et contradictoire, aussi admirable que détestable.

Au début des années 60, Selma (Björk, Prix d’interprétation à Cannes), émigrée tchèque et mère célibataire, travaille dans une petite usine américaine. Confiante et courageuse, elle trime jour et nuit afin de réunir l’argent nécessaire à l’opération qui sauvera son fils atteint d’une maladie héréditaire menant graduellement à la cécité. Bien entourée par son amie Cvalda (Catherine Deneuve), par un amoureux transi (Peter Stormare), et par le couple (David Morse et Cara Seymour) qui lui loue une maison mobile, le vaillant petit soldat devient un peu plus aveugle chaque jour, mais elle le cache à tout le monde et tient bon, entre autres en participant à une production amateure de The Sound of Music. En effet, la jeune femme adore les musicals, et se réfugie dans ce monde idéalisé quand elle craque. Mais la vie – surtout la sienne – n’est pas une comédie musicale, et la bonne, la dévouée, la pure Selma connaîtra un destin tragique.
Genre populaire par excellence depuis longtemps, le mélodrame n’a plus tellement la cote au cinéma: trop extrême, trop larmoyant, trop invraisemblable. Alors que le mélo fait les beaux jours des téléfilms et autres romans-savons, le cinéma dit sérieux l’évite, à de notables exceptions près, comme Almodovar. Après Breaking the Waves, von Trier revient donc avec un mélo flamboyant et postmoderne, tragédie grecque aux allures d’opéra pop. Mêlant la spontanéité de l’école Dogma (caméra à l’épaule, éclairage ambiant, prépondérance de l’improvisation) à la rigueur de métronome imposée par des séquences musicales, Dancer in the Dark commence sur un écran noir, laissant toute la place à une magnifique ouverture symphonique de Björk, créatrice d’une trame sonore inspirée.

Incarnant Selma plus qu’elle ne l’interprète, l’anti-star islandaise joue sans filet, et parfois sans nuances, ce personnage sacrifié, femme-enfant en chute libre, tantôt émouvante, tantôt agaçante. Dommage que Giulietta Massina (et, dans une moindre mesure, Emily Watson dans Breaking the Waves) soit déjà passée par là – avec plus de force et de retenue – dans La Strada. Mais von Trier n’est pas Fellini, et n’a pas l’humanisme du maître italien. Ici, son héroïne n’est qu’une marionnette dans les mains d’un créateur tout-puissant. On repassera pour la compassion, et en avant le spectacle!

Qu’il s’agisse des images impeccablement léchées d’Europa; de celles, à saveur de reportage destroy, des Idiots; ou de l’émotion magnifiée de Dancer in the Dark, Lars von Trier a toujours été un esthète, pour le meilleur et pour le pire. Ici, il exploite l’esthétisme de la larme, de la douleur et de la souffrance, mais sans aucune générosité. Si l’on pleure dans les chaumières, c’est que l’histoire est bien triste, et le conteur, particulièrement retors. Talentueux et brillant, le cinéaste capte tout mais ne donne rien, semblant ne prendre aucun risque, caché qu’il est derrière sa caméra. D’où ce sentiment de voyeurisme, provocant et dérangeant dans le contexte pseudo-documentaire des Idiots, mais malsain dans ce film-ci, qui joue la carte de la fiction à fond, sans vraiment l’assumer. En effet, pourquoi faire une comédie musicale quand on passe son temps à s’en excuser? Justifiant chaque séquence musicale (Selma s’évade dans son monde quand ça mal: on avait compris la première fois…), Lars von Trier a gardé la lettre du musical, mais sans l’esprit. Et si l’apparition de Joel Grey (le maître de cérémonie de Cabaret) donne un semblant de crédibilité à une des séquences les plus réussies, ce n’est pas suffisant pour effacer l’impression que von Trier traite le genre de haut. Pourtant, il suffit de songer à Jeanne et le garçon formidable pour s’apercevoir qu’on peut, encore aujourd’hui, faire un vrai film musical sans pour autant singer Singin’ in the Rain.

De la durée du film (139 minutes) à l’insistance des zooms qui soulignent littéralement où il nous faut regarder, en passant par l’interminable dernière demi-heure durant laquelle von Trier se vautre dans la souffrance de Selma, Dancer in the Dark est un film étouffant, qui ne laisse aucun libre choix au spectateur, aucun espace pour respirer. On ne peut certainement pas dénier au cinéaste une manière originale, un univers propre. Dancer in the Dark est l’oeuvre d’un créateur, un vrai, qui propose sa vision du monde, et l’impose. Encore faut-il y adhérer. À chacun de se faire son idée.

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