Wong Kar-Wai : Celui qui rêve
Cinéma

Wong Kar-Wai : Celui qui rêve

Un des plus grands réalisateurs de notre époque, WONG KAR-WAI signe In the Mood for Love, présenté au FCMM. Un film enivrant et enchanteur. Un de plus. Entrevue exclusive avec un maître de l’illusion.

Certains artistes ont du mal à se pencher sur leur travail, ils préfèrent agir. Après, pour expliquer tel plan, telle intention, tel mouvement, pfff… Ils jouent les premiers étonnés. Fausse candeur ou désintérêt réel, ils semblent se réveiller d’un songe. Qu’ai-je fait? Et puis pourquoi vouloir tout savoir? Comment tout expliquer? Quelques-uns ne marchent qu’à l’instinct; et plus leurs oeuvres ressemblent à des rêveries éveillées, à des poèmes en deux dimensions, plus les analyses semblent terre-à-terre… Wong Kar-Wai est de ceux-là. Réalisateur-culte, il est devenu en l’espace de quelques films l’idole d’un nouveau cinéma. Il est considéré comme l’un des plus grands cinéastes de notre époque, à la fois en totale symbiose avec son temps, et déjà intemporel. Il sort un film, on le copie. Il prépare une oeuvre, on l’épie. Les sites Web le concernant abondent, et son fan club n’en finit plus de grossir. Vu la dernière création du maître, In the Mood for Love, le phénomène n’est pas près de s’arrêter. Ce film splendide a charmé Cannes (Grand Prix de la technique et Prix d’interprétation pour l’acteur fétiche de monsieur Wong, Tony Leung Chiu Wai), puis Toronto et enfin Montréal, où le film est présenté au FCMM.

Construction d’un mythe
Wong Kar-Wai a 42 ans et il soigne son image. Visage aimable caché derrière des lunettes noires, il se prête au jeu de l’entrevue avec humour. Mais, joint à New York, en tournée de promotion, Wong aimerait bien badiner. Derrière lui, dans sa suite d’hôtel, des gens rigolent. Le temps est orchestré par la nuée des attachés de presse, et le cinéaste file à l’essentiel dans un anglais posé, plus britannique qu’américain. Cependant, au bout de quelques questions, il se sent dans l’obligation de tout reprendre du début, de commencer par l’événement qu’il présente comme le déclencheur de ce qu’il est, et de ce qu’il fait. «Je suis né à Shanghaï et, avec ma mère, nous sommes parti, à Hong-Kong, comme tant d’autres dans les années 60. J’avais 5 ans. Le este de ma famille ne nous a pas rejoints tout de suite. Je me suis retrouvé à Hong Kong dans une communauté shangaïaise. Et pour les habitants de cette ville, nous étions particuliers, nous avions transporté nos habitudes, notre culture, nos cinémas en mandarin; bref, nos racines. Ne parlant pas la langue, et avec une mère fan de cinéma, je passais le plus clair de mon temps dans les salles. À cette époque, la culture occidentale exerçait une influence énorme. On voyait des films européens, américains, japonais, etc. J’allais au cinéma presque tous les jours. Cette époque est révolue, et la deuxième génération s’est maintenant mélangée», explique-t-il. Fou de photo, Wong commence par écrire des scénarii pour n’importe quelle production, du kung-fu au porno, en passant par l’eau de rose. Et puis il prend les commandes et réalise As Tears Go By en 1988, qui le démarque (le film est présenté à la Semaine de la Critique à Cannes en 1989), et The Days of Being Wild en 1991, qui reçoit cinq prix au Hong Kong Films Awards. À partir de cette oeuvre, directement influencée par Mean Street de Scorsese, son nom circule. Vient ensuite Ashes of Time, présenté à Venise en 1994. Mais avec Chungking Express, tourné en 1994, le succès éclate. Quentin Tarantino crie au génie. Autour d’un comptoir de «take-out», des amours se croisent. Une fausse blonde a des soucis avec sa dope, un flic perd sa belle qui aime les ananas en conserve, une délurée tombe amoureuse d’un autre flic en peine d’amour: autour du Chunking Building, Wong Kar-Wai a construit une magie des hasards sous les néons de Hong-Kong, sa ville chérie, avec, en boucle, la chanson California Dreamin’. Le mythe WKW est né. Désormais, on retrouve dans ses films ce qu’annonçait Chungking Express: des chansons pop, le rapport constant à la nourriture, la cigarette en effet visuel et sensuel, des couleurs éclatantes, une poésie nostalgique, un ton tragicomique et surtout un style libre, époustouflant de beauté, avec une caméra qui se moque de la réalité. Dans Fallen Angels (195), en première au Festival de Toronto, on suit, en nocturne toujours, le chemin d’un tueur à gages et celui d’un jeune muet. Et puis, la Chine a voulu récupérer Hong-Kong et Wong était attendu au tournant. Mais le cinéaste n’a pas donné son interprétation de l’événement politique, il a filé ailleurs pour tricoter une autre romance: Happy Together, un chef-d’oeuvre, raconte un amour qui se défait entre Buenos Aires et les chutes d’Iguacu. Couleurs très pigmentées, noir et blanc en gros grain, arrêt sur image et accélération folle, caméra qui se renverse, magnifique interprétation: le choc est splendide et le réalisateur reçoit le Prix de la mise en scène à Cannes en 1997. Parcours sans faute. Arrive enfin l’épopée d’In the Mood for Love… Un film majestueux, mais difficile pour son auteur.

Le Temps des fleurs
«Il y a eu des problèmes créatifs, mais aussi des problèmes d’argent. Le film s’est étalé sur quinze mois. On en avait prévu trois ou quatre. Alors que le projet commençait, la crise financière asiatique a explosé. Et la plupart des investisseurs venaient d’Asie, alors… On a même pensé à tout abandonner. Et puis on a retrouvé d’autres partenaires; mais là les acteurs n’étaient plus disponibles. On a attendu, puis recommencé, puis stoppé encore…», raconte le cinéaste avec un rire dans la voix. N’empêche, l’épreuve a été dure, et le film a été envoyé in extremis à Cannes. «On a trouvé le titre à la dernière minute! dit-il. C’était intraduisible en anglais, ça parlait de nourriture, parce qu’au début on voulait faire trois histoires qui tournaient autour de la nourriture. Et puis, on s’est rendu compte, en développant simplement une des trois histoires, qu’il n’y avait pas tant de bouffe que ça. À la maison, j’avais le CD de Brian Ferry (l’album As Time Goes by, où le chanteur reprend le vieux succès) et j’ai trouvé qu’In the Mood for Love était une bonne idée pour le titre.» En Asie, le film s’appelle cependant Le Temps des fleurs… Des locutions un peu passe-partout, car, comme d’habitue, tout n’est qu’une question d’atmosphère chez Wong Kar-Wai.
Hong-Kong, 1962, Chow Mo-wan (Tony Leung) est journaliste dans un quotidien local. Il emménage avec sa femme dans un immeuble tenu par des expatriés de Shanghaï. Emménage le jour même un autre couple, Su Li-zhen (Maggie Cheung Man-Yuk), une secrétaire de direction et son mari, exportateur souvent absent. On découvre que les époux respectifs de Leung et Cheung sont amants. Le journaliste et la secrétaire se rencontrent de plus en plus. Ils doivent composer avec la douleur d’une histoire qui se termine, mais aussi avec les tourments d’un amour naissant… Nous sommes dans les années 60, chez des émigrés, dans une société dissimulatrice. «Je suis très fier de ce film, lance le réalisateur avec sûreté. Une des raisons pour lesquelles on a envoyé le film à Cannes, est qu’il nous fallait un deadline. On ne peut pas continuer un film éternellement. Il était temps de le laisser filer, sinon nous y serions encore.» Le film vient juste de sortir à Hong-Kong, et déjà le poul est pris. «Vous savez, les réactions en Asie sont très différentes du reste du monde. Là-bas, le public a rigolé tout le temps! Les gens pensent que c’est une comédie. Il faut dire que la première partie du film, à cause du chinois parlé qui peut avoir un double sens, c’est très drôle pour eux. Et puis certains m’ont dit que c’était la première fois qu’ils comprenaient un film de Wong Kar-Wai!»

Simple, ce film? Plus coulant, peut-être. Pour parvenir à la fluidité voulue, les embûches sont nombreuses: «Le processus de création est difficile. Au début, on commence un projet, sûr de savoir où l’on va. Mais en chemin, on doit éliminer beaucoup de choses avant de trouver la bonne direction. Et puis on travaille tous dans des allées différentes, producteurs, réalisateur et scénariste», rigole-t-il. Pourquoi si souvent ce «on»? «Parce que j’ai toujours la même équipe depuis les débuts », dont Christopher Doyle, un ancien marin promu opérateur de génie, qui le suit depuis sespremiers films. Dans le film, on entend Nat King Cole chantant de vieux tubes espagnols. Bonne idée de départ… «Non, non. J’avais pour ce film une autre musique en tête. Une valse triste. C’est la musique qui se répète tout le temps. Cette musique a été composée pour un autre film par un ami, un compositeur japonais (Seijun Suzuki) qui m’envoie toujours des démos de son travail. Et cette musique m’est restée dans la tête. Avant que je ne commence, je me suis dit que le tempo du film devait suivre celui de cette valse. Et le reste de la musique était simplement ce que l’on écoutait à l’époque. Je voulais recréer cette période avec authenticité. Pas simplement dans le look, ni dans les vêtements (60 robes pour Maggie Cheung…). J’ai imaginé cette histoire comme un programme de radio. C’était aussi les «radio days» à Hong-Kong! J’ai même retrouvé de vieux animateurs de radio de l’époque pour qu’ils viennent enregistrer une émission qu’écouteraient les acteurs…»

Un regard derrière des lunettes
In the Mood for Love ressemble aux vieux films des années 40 et 50, où des belles comme Gene Tierney avaient l’air craintif et dolent; mais le mal de vivre, la sensualité et les silences rappellent le spleen de la Nouvelle Vague, entre Antonioni et Cassavetes. Ajoutons à cela le style haut en couleur de Wong Kar-Wai, et cela donne un film inclassable, un rêve fantomatique. «Mais j’essaie d’être très réaliste! lance le réalisateur, amusé. In the Mood… est très authentique par rapport à cette période. Non, c’est vrai qu’un réalisateur doit avoir un point de vue, et le mien n’est pas à 100 % réaliste… »

Pour un artiste aussi adulé dans son pays, aussi convoité par la presse internationale, dont les productions font l’objet de forums Internet, où par ailleurs, le journal de bord des héros de Happy Together est décrypté (on propose près de 1000 articles en photos, dont un condom utilisé dans le film…), Wong est peu bavard, mais il semble malgré tout encore sain d’esprit. Content de lui, maissain d’esprit. «De mon point de vue, rien n’a changé. Je vis au même endroit, je travaille avec les mêmes personnes et je fais les même choses qu’avant. Je continue de penser qu’il ne faut pas donner au public ce qu’il désire. On ne doit faire que ce qu’on sait faire.» Cet homme qui avoue une propension à la paresse («J’essaie de ne pas penser entre les films, j’essaie surtout de ne pas penser au prochain. Je préfère rester allongé sur un lit ou me promener. J’adore ne rien faire…»), est le type même de l’individu qui pourtant ne s’arrête jamais. «Le plus grand problème, ce n’est pas le manque d’idées ou le manque de moyens pour les réaliser, c’est le manque de temps! lâche-t-il deux octaves plus haut tout à coup. Je suis sûr qu’on a besoin de temps pour apprécier les choses. Et quand on n’a pas assez de temps, tout devient facilement une routine. Difficile d’avoir une bonne définition de la vie quand tout va trop vite…»

Avant qu’il ne se mette à soliloquer sur le comment et le pourquoi de l’existence, 2046, son prochain film, le ramène momentanément sur terre. Ou va-t-il justement l’en éloigner encore? 2046 est un mégaprojet de science-fiction, en cours de tournage dans plusieurs pays asiatiques, avec des vedettes, dont Tony Leung et un autre de ses poulains, l’idole des jeunes, Takuya Kimura (qui jouait dans Fallen Angels). «J’ai vraiment envie de faire 2046, explique-t-il. Parce que c’est la première fois qu’on fait un film qui se passe dans le futur, la première fois qu’on tourne en Cinémascope et qu’on utilise de l’opéra.» Mais qu’y a-t-il d’attirant et de neuf dans la science-fiction pour un cinéaste qui construit sa filmographie comme les chapitres d’un livre, réinventant sans cesse la réalité? «Hummm… c’est que tout le monde me dit que mes films sont nostalgiques. Je crois que cela va être difficile de l’être en parlant du futur.» Surprendre, encore et toujours: en suivant son instinct et en restant intègre, Wong Kar-Wai a jusqu’à maintenant réussi l’exploit de faire miex à chacun de ses films. Probablement les conséquences d’une curiosité qui le pousse à toujours aller voir ailleurs s’il y est…