Bamboozled : Nègres blancs
Cinéma

Bamboozled : Nègres blancs

Vous souvenez-vous de Spike Lee? Vous savez, le petit Noir qui tournait des films sur des sujets controversés? Depuis quelques années, Lee semble avoir perdu son souffle.

Vous souvenez-vous de Spike Lee? Vous savez, le petit Noir qui tournait des films sur des sujets controversés? Depuis quelques années, Lee semble avoir perdu son souffle. Crooklyn était une chronique familiale sans envergure; la comédie Girl 6 est sortie directement sur vidéo; le drame sportif He Got Game reprenait tous les clichés du genre; Summer of Sam faisait pâle figure aux côtés de Boogie Nights… Bref, on est loin du choc causé par Jungle Fever et Do the Right Thing au début des années quatre-vingt.
Heureusement, on ne perd rien pour attendre. Après avoir enfilé une série d’échecs (ou plutôt de demi-réussites), Lee a enfin remis le feu aux poudres avec son tout nouveau long métrage: Bamboozled. Encensé par les uns, traîné dans la boue par les autres, ce pamphlet vitriolique qui évoque à la fois Network et A Face in the Crowd (deux coups de foudre du réalisateur) nous prouve que l’ex-enfant terrible du cinéma américain est encore capable de brasser la cage malgré les (très lucratives) pubs de Nike, les billets de saison aux matches des Lakers, et les soirées passées en compagnie de Michael Jordan.

Comme toutes les grandes satires des dernières années, Bamboozled se déroule dans le merveilleux monde des médias. (Y a-t-il de la vie hors du petit écran? Si l’on se fie à The Truman Show, Ed TV et Stardom, la réponse est non.) Damon Wayans interprète Pierre Delacroix, un concepteur d’émissions de télé en panne d’inspiration. Diplômé de Harvard, ce Yuppie qui parle avec un accent pointu ressemble à un biscuit Oreo: noir à l’extérieur, blanc à l’intérieur. Lorsque le directeur du réseau de télé pour lequel il travaille menace de le congédier s’il ne défonce pas les cotes d’écoute dans les prochains jours, Delacroix fait un Stéphane Laporte de lui-même et accouche d’un concept abracadabrant: une comédie de situation jouée par des Noirs qui ont le visage peint en… noir! Cette émission, Mantan: The New Millenium Minstrel Show, reprend les pires clichés racistes de l’époque du vaudeville: les Noirs sont représentés comme des bouffons paresseux, ils vivent à la ferme, mangent des melons à longueur de journée, et ne pensent qu’à danser la claquette, à roupiller et à voler. Ce sont les petits neveux retardés d’Uncle Tom et d’Aunt Jemima, des imbéciles heureux à peine plus intelligents que des nains de jardin.

Delacroix espère que cette émission haineuse sera tellement conspuée qu’elle mettra (enfin) un terme à sa carrière. Or, surprise, elle devient un hit national, regardée par des milliers de personnes qui se déguisent en nègres afin de ressembler à leurs idoles. Delacroix le Noir-café-au-lait devient soudainement le tartre qui lave plus blanc…
Spike Lee pose de terribles questions avec Bamboozled: pourquoi les comédiens noirs qui travaillent pour la télé américaine sont-ils la plupart du temps cantonnés dans des sitcoms insipides et caricaturales? Pourquoi ne produit-on pas d’émissions dramatiques sur la vie des Noirs? Les Noirs ne seraient-ils acceptés et acceptables que lorsqu’ils jonglent, dansent et parlent de cul?

Lee ne vise pas uniquement l’establishment blanc dans son pamphlet: il attaque aussi les rappeurs noirs qui perpétuent les clichés du méchant gangster black, et les humoristes afro-américains (comme les frères Damians, justement), qui font fortune en véhiculant l’image débilitante du bon p’tit nègre rigolo et inoffensif.

Bref, le film cogne. Malheureusement, Lee utilise un trop gros marteau. Bamboozled (tourné en vidéo digitale, un format qui n’arrive pas à la cheville de la bonne vieille pellicule-film, quoi qu’en disent ses défenseurs) est aussi subtil qu’une tonne de briques. Contrairement aux personnages principaux de Network, qui avaient une vie propre et semblaient exister hors du scénario de Paddy Chayefski (marque d’un énorme talent), les personnages de Bamboozled ne sont que des pantins permettant à Lee de crier sa rage et de tirer dans le tas. Personne, dans ce film, ne mérite notre sympathie: les Noirs sont arrivistes, et les Blancs, racistes. Quant à la mise en scène, elle est à l’image du message véhiculé: bruyante, pleine d’effets gratuits et d’angles de caméra biscornus.

Ce ratage est d’autant plus regrettable que Bamboozled traite d’un sujet important: la façon grotesque dont la culture populaire américaine a dépeint (et continue souvent de dépeindre) les Noirs. À la toute fin, d’ailleurs, Lee cesse de gueuler pendant quelques minutes, le temps de nous présenter un montage d’images tirées de films et d’émissions de télé made in USA. Cette anthologie du racisme ordinaire est plus émouvante et plus dérangeante que l’oeuvre entière du cinéaste. Pendant trois minutes, toute la panoplie des clichés racistes défile devant nous: l’esclave souriant, la bonne serviable, le porteur de valises au dos courbé, le cartoon aux grosses babines, le nègre retardé, le Blanc au visage enduit de suie… Autant de crachats lancés au visage d’un peuple. Autant de cicatrices sur le dos d’une culture.

Pendant ces quelques secondes, Bamboozled nous chavire. Ces images sont parmi les plus tristes à jamais avoir été assemblées. Puis Spike Lee revient soudainement à la charge avec ses grosses bottes, brisant le silence à coups d’AK-47. Et se tirant dans le pied.
Une question, alors, nous vient en tête: pourquoi Spike Lee n’a-t-il pas traité de ce sujet sous forme documentaire? La réalité, souvent, parle par elle-même: pas besoin d’en rajouter.

P.-S. : Nous avons eu droit à une entrevue téléphonique avec Spike Lee. Malheureusement, le bonhomme était bête comme ses pieds et a mis fin à l’entretien après seulement quatre minutes, sous prétexte qu’il avait un avion à prendre. Dommage… Nous aurions aimé lui poser quelques questions qui nous tiennent à coeur, dont celle-ci: pourquoi un militant antiraciste aussi acharné prend-il plaisir à multiplier les caricatures antisémites dans ses films? Il y a une juive dans Bamboozled, et elle est aussi grotesque que les deux frères arnaqueurs de Mo’ Better Blues. Un jour, lorsqu’un juif fera un documentaire sur l’antisémitisme au cinéma, il n’aura qu’à choisir dans l’oeuvre de Spike Lee, et il y trouvera des images aussi honteuses que n’importe quelle scène d’Autant en emporte le vent ou de Naissance d’une nation

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