Ressources humaines : La loi de la jungle
Autrefois, le fils d’un charpentier ne pouvait imaginer devenir seigneur. Les classes sociales étaient méticuleusement stratifiées, ne laissant aucune chance au destin humain de s’égarer ailleurs qu’il n’eût fallu.
Autrefois, le fils d’un charpentier ne pouvait imaginer devenir seigneur. Les classes sociales étaient méticuleusement stratifiées, ne laissant aucune chance au destin humain de s’égarer ailleurs qu’il n’eût fallu. De nos jours, les barrières sont soi-disant flottantes et permettent aux brebis désireuses de venir brouter en hautes sphères. Et pourtant, la lutte des classes n’est pas une vue de l’esprit. Encore aujourd’hui, la population mondiale se divise grossièrement entre ouvriers et patrons. Comme disait l’autre, nous naissons tous égaux, mais certains plus égaux que d’autres… Dans Ressources humaines, son premier film, Laurent Cantet fait le pari d’un cinéma ouvrier et réussit une oeuvre puissante qui emprunte au réalisme pour devenir une tragédie contemporaine. Téléfilm coproduit par l’unité fiction de la chaîne ARTE, il a connu une sortie en salle en France l’hiver dernier.
Le titre du film est une flèche décochée au cynisme du jargon industriel. Le "ressources humaines" de Cantet est un terme pompeux pour qualifier le capital de main-d’oeuvre qui engrosse les recettes en attendant l’automatisation. Dans le film, le bipède de l’usine n’est perçu qu’en fonction de ses deux bras nécessaires pour accomplir la besogne. Cantet braque sa caméra nerveuse sur une usine et ramasse ce qu’il peut de chômeurs pour remplir le rôle d’ouvriers. Si l’histoire relève de la fiction, la facture est très réaliste, quasi documentaire. Pour mettre le feu aux poudres, il présente Frank (l’excellent Jalil Lespert, seul acteur professionnel du film), fils d’ouvrier, mais désormais cadre respecté. Et Cantet s’amuse de ce destin peu commun: il fait atterrir le fils justement dans l’usine où le père (le mystérieux Jean-Claude Vallod) s’acharne à l’ouvrage depuis 30 ans.
Frank représente le fruit d’un institut de commerce. On lui a appris la chansonnette du profit mais aussi celle de l’harmonie. Candide, il croit à cette économie mondiale à "visage humain". Tellement qu’à la cantine, il veut manger avec son père, l’ouvrier. On le remettra vite à sa place. Avec la naïveté des innocents, Frank se donne comme mandat de faire avancer le dossier des 35 heures. Le mépris du patron (Lucien Longueville, véritable patron dans la vie, qui livre ici un jeu fort crédible) était prévisible. Mais ce que Frank saisit moins, c’est la réticence des ouvriers, voire leur indifférence. Du temps libre, pour quoi faire?…
En cherchant à comprendre cette résignation, Frank fournira malgré lui les armes pour une manoeuvre de licenciement, dans un contexte de profits records. À l’instar d’Odipe, Frank anéantit son père. Au-delà de la tragédie filiale, c’est ici cette cinglante nouvelle donne économique qui donne le sabre aux plus jeunes afin de sacrifier les aînés, ceux pour qui le travail avait encore une valeur. Le film de Cantet a l’effet d’une gifle car, malgré l’actualité de son propos, il porte en lui la charge des tragédies intemporelles qui donnent parfois la mesure de la bêtise humaine. Dans l’usine, sur la porte de la salle des machines, un écriteau prévient: "Méfiez-vous d’un mécanisme inconnu." L’avertissement a soudain une autre portée.
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