Alfred Hitchcock- période muette : Les premiers pas
Histoire de voir un génie en gestation, voici les premières oeuvres d’Alfred Hitchcock. Avec quelques ratés, le cinéaste expérimente ses idées et ses techniques. Et elles ont porté fruit…
Pendant qu’on peut se régaler pour la énième fois des tourments de Vertigo ou de Psycho, et revoir l’intégrale des films parlants d’Alfred Hitchcock à l’auditorium Maxwell-Cummings (une gracieuseté qui complète l’expo du Musée des beaux-arts), la Cinémathèque québécoise s’occupe, quant à elle, de la période du muet, avec le piano magique de Gabriel Thibaudeau en accompagnement sonore. Question de dissertation: au cinéma, l’angoisse est-elle plus grande quand les mots sont absents? Sous-question: à quel âge apparaît le génie? Le nom d’Alfred Hitchcock peut figurer dans les deux réponses.
En résonance de l’expo, on remonte ici aux prémisses du génie hitchcockien. Et il est clair que ce n’est pas faire preuve de complaisance que de déceler dans ses premiers longs métrages la marque du talent. Dans ses célèbres discussions avec François Truffaut, Hitchcock n’y va pas de main morte avec ses ébauches. Et il préférait parfois ne pas avoir à se souvenir: à propos de Champagne (1928), il parle de "ce qu’il y a de plus bas dans ma production!". Mais il se souvient avec précision des anecdotes abracadabrantes qui ont entouré la réalisation de ses premiers essais.
Dans les années 20, l’Angleterre a besoin d’un metteur en scène-vedette, d’un nom à exporter. Hitchcock est dans la jeune vingtaine, il adore le cinéma allemand, et il vient d’être nommé chef de la section des titres à la nouvelle succursale de Famous Players à Londres. Les aventures rocambolesques qui entourent la production de son premier film, The Pleasure Garden (1925), sont presque aussi complexes que l’histoire elle-même. On se soucie peu du drame de cette Chorus Girl délaissée par ses amants; les problèmes d’argent en Italie, la crainte de tourner avec une grande star de l’époque (Virginia Valli) et sa totale méconnaissance des femmes font de cette première expérience un non-événement. Par contre, l’année suivante, Hitchcock propose un thriller qui, artistiquement, porte sa marque. The Lodger (1926) met en scène une vedette du théâtre, Ivor Novello, précurseur du héros persécuté. À Londres, une série de crimes sadiques ont été perpétrés sur des femmes blondes. Un jeune homme correspondant au signalement de l’assassin habite dans une pension, et la fille des propriétaires est une belle blonde… Hitchcock met en évidence plusieurs de ses tics, dont sa signature (son apparition). Dans ce cas-ci, il pose sa silhouette par deux fois dans le cadre. Il avait déjà le souci de "remplir l’espace au maximum". Dans The Lodger, on découvre son sens de l’anormal, cette façon de vouloir nous déstabiliser en faisant peser les soupçons sur l’un, puis sur l’autre. Il expérimente aussi son goût du relief, jouant de netteté sur tous les plans. On se souvient d’un plancher de verre qui tremble sous les pas du prétendu coupable; de l’univers de la rue comme d’un monde hostile, et d’une scène de lynchage où les menottes offrent le symbolisme si prisé de l’époque, à la fois sacré et sexuel! Sans parler, bien sûr, de son attirance pour les boucles blondes… The Lodger est un grand succès à côté Downhill (1927), autre drame avec Ivor Novello. Ce dernier a d’ailleurs écrit l’histoire, qui ne plaît qu’à moitié au réalisateur. Mais Downhill lui permet de parfaire sa technique et de filmer quelques scènes de rêves réussies. Easy Virtue (1927), tiré d’une pièce de Noel Coward, est un exemple de cinéma littéraire, en vogue dans les années 20 en Angleterre. On retient une demande en mariage par téléphone, une mise en scène habile qui minimise les sous-titres.
Avec The Ring (1927), Hitchcock signe un film dramatique et réaliste, l’histoire de deux boxeurs attirés par la même femme, la brune Lilian Hall-Davies. Alors qu’avec The Lodger, il avait remporté un succès populaire et critique, The Ring lui offre un succès d’estime. Pas de suspense ni de criminel, juste un drame romantique où le ring de boxe est aussi l’anneau en forme de serpent qui circule en gage de fidélité entre les hommes et la femme. En ouvrant le film sur des visages hilares et édentés dans le cadre d’une fête foraine, on pense à Strangers on the Train: Hitchcock avait déjà cette façon obscène de montrer les parcs d’attraction, et de laisser sous-entendre les drames sous la rigolade.
Avec The Farmer’s Wife (1928), Hitchcock adapte encore une pièce jouée à Londres, sur un fermier qui cherche à se remarier et qui ne voit que bien tard la servante qui se meurt d’amour pour lui. Outre la bonne reconstitution de la vie rurale, Hitchcock peaufine son art dans les limites du muet. Là, il utilise le moins possible d’intertitres, laissant l’image construire le discours. Champagne (1928) reste une grosse farce avec plumes et paillettes, mais le réalisateur aimait le titre… Enfin, avec The Manxman (1929), autre film jugé "très ordinaire" par son auteur, Hitchcock signe son dernier muet. Outre les paysages vertigineux de l’île de Man, les démêlés sur la paternité restent mauvais.
Hitchcock, comme beaucoup d’autres à l’époque, maîtrisait les codes de l’image sans le recours aux mots. Avec le parlant, il faudra réapprendre à filmer, et éviter les écueuils du théâtre filmé où le spectateur reste figé à écouter. Hitchcock, lui, saura ne pas se troubler pour si peu, privilégiant toujours le visuel sur le dialogue.
Alfred Hitchcock – période muette
Cinémathèque québecoise
Du 1er décembre au 16 mars 2001