Crouching Tiger, Hidden Dragon – Ang Lee : Esclave du cinéma
Cinéma

Crouching Tiger, Hidden Dragon – Ang Lee : Esclave du cinéma

Un artiste du changement, une machine à réaliser, un enfant déguisé en adulte, un Asiatique occidentalisé: ANG LEE arbore tous les masques, mais il s’en moque. Il ne veut que faire son  cinéma…

Vous le croiseriez dans la rue que vous ne le remarqueriez pas. 46 ans, un petit air tranquille, un physique anodin, le contraire du glamour. Un quidam sans histoire. Et pourtant. Ang Lee est une machine à histoires. Un monstre d’imagination. Du talent sur deux pattes. Il vient de réaliser une ouvre si bondissante et si majestueuse que même le plus indifférent des critiques jubile. En voyant Crouching Tiger, Hidden Dragon, on plonge tout éveillé dans un rêve; et le manipulateur de ce songe est ce monsieur qui rit sous cape de son propre culot. Il a fait un bon coup et il le sait. "Le film est sorti en Europe où je ne m’attendais pas à autant de succès, mais quand les gens à Cannes ont applaudi après les batailles, j’ai compris, explique Lee, depuis Los Angeles, en tournée de promotion. En Asie, il devait être lancé comme un blockbuster de l’été, mais en Europe et maintenant en Amérique du Nord, on le présente comme un film plus artistique."

Et quel art… Parce que monsieur Lee ne voulait pas réaliser un simple film d’arts martiaux; parce que, citoyen américain depuis plus de 20 ans, il désirait retrouver ses racines (parents chinois, enfance à Taïwan), il a imaginé ce pont entre le petit Asiatique qu’il était et l’adulte de la Côte-Est qu’il est devenu. "Le film d’arts martiaux, et plus précisément le wu xia, film de sabre, a une longue tradition dans l’industrie du film asiatique. C’est nouveau pour les Occidentaux, mais pas tant que ça: on parle maintenant d’une sous-culture dans l’Ouest. Très hip. Mais ce qu’Hollywood laisse passer, ce sont encore des films sans émotion. Mon film a les deux, je pense: l’action et le romantisme, explique le réalisateur. Pour moi, ce film-là est un retour à la maison. Or, j’ai une Chine d’intellectuel dans la tête, une Chine imaginaire. J’ai donc suivi un rêve d’enfant, avec mon savoir de réalisateur adulte. Mais je ne savais pas que ce serait si dur. J’ai été stressé et j’ai stressé tout le monde!" Cinq mois et demi de tournage en Chine, des vertes montagnes au désert de Gobi, un budget relativement modeste, des acteurs peu habitués à bondir en tunique avec une épée à la main, des cours de mandarin et de haute voltige pour tout le monde, une superstar capable de bloquer un aéroport pendant une demi-heure (Chow Yun Fat), des collaborateurs prestigieux (Yo-Yo Ma, Yuen Wo-Ping), des prises de bec techniques, etc. De quoi y laisser sa santé… "Quand on y pense, c’est écrasant, reconnaît-il, un rien las. Il faut tout donner sur un tournage. Arrivé à la moitié, je me dis souvent que je me suis trompé: »Ça y est, mon numéro est brulé. »"

Cinéaste du monde
Mais la machine cinéma le porte. Il est rare d’entendre un cinéaste d’aujourd’hui, asiatique de surcroît, répéter plusieurs fois au cours d’une entrevue, le mantra hollywoodien: The show must go on. Si, comme il le dit, la peur est bonne conseillère, Lee a souvent dû être terrorisé: en une décennie, il a réalisé sept films, dont la plupart sont des réussites. Les trois premiers (Pushing Hands, The Wedding Banquet et Eat Drink Man Woman) bouclent la période Asie, les quatre suivants (Sense & Sensibility, The Ice Storm, Ride with the Devil et Crouching Tiger…) sont des films d’époque, souvent justes, toujours marquants. Quel est ce don d’adaptation, cette clairvoyance, qui lui fait comprendre aussi bien l’Angleterre de Jane Austen, l’Amérique trouble du Watergate, ou les embuscades de la Guerre de Sécession, et ce, sans jamais tomber à côté de la plaque? "Pensez-y: pour moi, faire du cinéma, c’est entrer dans un Baskin’Robbins! J’espère que ma carrière sera comme un très long film d’école de cinéma. Je suis un cinéaste du monde, mais aussi un acteur qui donne des performances. J’ai plusieurs personnages. Je me situe au niveau de Dieu! Je joue avec tout le matériel disponible! Et ce peut être angoissant: passer de Sense & Sensibility à The Ice Storm, c’est un choc culturel. Tout comme diriger six films réalistes et se lancer ensuite dans une approche abstraite du divertissement." Malgré leurs différences, ces ouvres abordent des thèmes similaires, tous chapeautés par le poids de la tradition: celle que l’on rejette d’emblée (The Ice Storm), celle qui génère les libres penseurs (Sense & Sensibility), celle qui détruit (Ride with the Devil), et celle qui guide (Crouching Tiger…). "Bien sûr que je fais des films sur la tradition, c’est dans mon sang! lance-t-il. Pendant plusieurs centaines d’années, la structure sociale asiatique fonctionnait sur la soumission à la tradition. Maintenant, nous sommes en démocratie et l’influence occidentale constitue un énorme bouleversement qui va encore prendre une centaine d’années à être digéré! Et moi, j’ai grandi, comme beaucoup, entre les obligations sociales et la possibilité d’être maître de son destin." Ang Lee a donc choisi de se prendre pour Dieu…

Esclave de son art
Lee a souvent dit que s’il ne faisait pas de films, il mourrait. Un peu violent, non? "Oui, oui, je crois que c’est vrai… reconnaît-il avec un petit rire. Je suis un esclave de la réalisation. Je ne conçois pas mon métier comme un but. C’est juste moi." Quand une idée de film le taraude, il y pense jour et nuit. S’il se complique la tâche en choisissant des époques et des lieux non familiers, il fait ses devoirs, et accumule les détails. "Mais pas trop, rectifie-t-il. Dans les 15 premières minutes d’un film, il y a de la place pour en mettre beaucoup; mais après, le public veut suivre l’histoire…" Si, en tournage, Lee est occupé à faire voler des gens sur des bambous; quand il redescend sur terre, dans sa banlieue new-yorkaise, la vie a la saveur de l’ordinaire, près de sa femme, une scientifique, et de ses deux garcons qui aiment le cinéma d’action – dont le dernier film de papa (mais qui ont de bonnes notes à l’école publique, précise-t-il!). Au repos, le guerrier se dit même d’un ennui total. "Je ne suis pas une personne romantique, je fais la cuisine, je n’ai pas d’histoires d’amour cachées avec des actrices, et si vous me mettez dans un show avec d’autres artistes, je suis plutôt ennuyeux, en effet." Et s’il n’est pas plus cinéphile que la moyenne des ours; son insatisfaction grandit: "L’industrie telle qu’elle est ne m’intéresse pas vraiment, laisse-t-il tomber. En Asie, il y a bien quelques volontés artistiques. Mais aux États-Unis, il semble que les Américains fassent des films pour 90 % de la population. Et toujours avec une approche globale, industrielle. C’est ennuyeux et facile à prévoir. Plus l’approche est sophistiquée, avec previews, etc., plus ça empire." Ancien étudiant en cinéma, Lee est resté accroché aux films américains des années 50 et 60, et reconnaît que les années 70 n’étaient pas mal non plus. Longtemps proche du néoréalisme, des premiers films de Fellini et de De Sica, mais aussi des comédies de Billy Wilder et du cinéma d’Ozu, il cherche qui pourrait bien le séduire aujourd’hui, mais personne ne semble obtenir son aval. Lui-même, peut-être… Car seules ses idées importent: "Je suis assez fier de ce que j’ai fait, dit-il clairement, sans fausse modestie. Mais si j’avais un ego plus grand, j’aurais un contrôle encore plus important sur mes films." Cet ego ne semble pourtant pas si malingre, Votre Honneur: "Oui, je sais, mais j’essaie de le mettre de côté et d’apprendre des autres!"

Une voix monocorde un peu fatiguée, un humour à froid et cette franche assurance, presque candide: Lee ne s’embarrasse pas de grand-chose. Il sait qu’il lui reste encore une dizaine d’années à être très en forme, histoire de "faire des trucs pour impressionner, des gros films". L’épopée n’est donc pas morte? "Seulement si le genre épique me permet de le tordre et d’écrire dessus une histoire personnelle", précise-t-il. Et parce que la surprise est partie intégrante du plaisir de ses films, on en dira le moins possible: Berlin Diaries 1940-45, Nicole Kidman en princesse russe prise dans la tourmente… David Lean n’est donc pas mort.

Vues aériennes
Éric Fourlanty

Au dernier Festival de Toronto, les journalistes et membres de l’industrie cinématographique qui s’étaient levés à 7 h 30 du matin pour voir Crouching Tiger, Hidden Dragon applaudirent spontanément la première scène de combat, ainsi que toutes les autres. Pas évident de provoquer une telle réaction de la part d’un public, sinon blasé, du moins averti. C’est pourtant ce qui s’est passé un peu partout où le film d’Ang Lee a été projeté. Pourquoi? Parce qu’on n’a pas souvent, au cinéma, cette sensation de joie stupéfaite, d’admiration incrédule, ce rush qu’on ressent plus souvent au Cirque du Soleil que devant un grand écran…

À première vue, rien ne distingue Tigre et Dragon de ces films qui font la joie des aficionados de Fantasia et des fans de Jackie Chan. Mais quand le réalisateur surdoué de The Wedding Banquet, Eat Drink Man Woman, Sense and Sensibility, The Ice Storm et Ride with the Devil s’intéresse au genre, on est surpris, intrigué, alléché. Et le résultat est au-delà des espérances. Conjuguant l’énergie d’Histoires de fantômes chinois, le romantisme échevelé de Titanic, le classicisme d’un western de John Ford et l’élégance d’Adieu, ma concubine, ce film splendide est imprégné du plaisir de filmer une histoire.

Inspiré d’un roman de Wang Du Lu, Tigre et Dragon montre, dans la Chine du 19e siècle, le combat du Bien et du Mal à travers les péripéties d’un quintette de protagonistes, mi-samouraïs, mi-chevaliers de la Table ronde. Expert en arts martiaux, Li Mu Bai (Chow Yun Fat) désire se retirer, et vivre avec Yu Shu Lien (Michelle Yeoh), ancienne combattante, qu’il aime depuis toujours en silence. Mais alors qu’il voulait léguer sa fidèle épée, celle-ci est volée par Jen Yu (Zhang Ziyi), qui, à la veille d’être mariée par ses parents à un notable, rêve d’être libre et de combattre. Cette jeune fille riche, au caractère bien trempé, a été formée aux arts martiaux, en secret, par sa nourrice (Chen Pei Pei), qui est en fait celle qui a tué le maître de Li Mu Bai. Celui-ci voudra le venger, reprendre son épée, tout en offrant à la guerrière en herbe de la prendre sous sa tutelle. Mais la belle est rétive, d’autant plus que Lo (Chang Chen) – un brigand du désert qui l’avait enlevée, avant qu’elle n’en tombe éperdument amoureuse – débarque en pleine nuit pour s’enfuir avec elle. L’imbroglio sera démêlé, mais chacun des personnages devra choisir entre la raison et la passion, le devoir et la liberté, le pardon ou la vengeance.

Apparemment éloignés de l’univers d’Ang Lee, les thèmes de Crouching Tiger, Hidden Dragon sont pourtant proches des questions développées, entre autres, dans The Wedding Banquet et Sense and Sensibility. Les tensions permanentes entre la tradition et l’avenir, entre l’allégeance à une famille, à une classe sociale, à des valeurs morales, et le besoin de s’en affranchir; des personnages féminins de premier plan; et le combat de la collectivité et de l’individu sont des aspects bien présents dans la filmographie du réalisateur. Mais, à l’instar d’un John Huston, Ang Lee les modèle de film en film, abordant un genre avec suffisamment de respect pour le renouveler.

Ici, le clou du spectacle, ce sont les scènes de combats, superbement chorégraphiées par Yuen Wo-Ping, le magicien de The Matrix, tantôt accompagnées de percussions, tantôt bercées par la complainte envoûtante de Yo-Yo Ma. Il faut voir les acteurs courir sur les murs, fendre l’air, sauter d’un toit à l’autre, virevolter dans les airs, gambader sur les cimes d’une forêt de bambous. C’est de l’apesanteur, de l’émotion brute, de l’émerveillement à l’état pur. En 1944, Vincente Minnelli révolutionna la comédie musicale en intégrant les numéros musicaux à l’intrigue, se servant du chant et de la danse pour développer ses personnages. Avec Crouching Tiger, Hidden Dragon, Ang Lee pourrait bien être le Minnelli du film d’arts martiaux, et ses acteurs (tous remarquables), les Fred Astaire du genre, du moins pour des spectateurs occidentaux, peu familiers avec le Wu Xia movie, littéralement film de sabre, versant plus spirituel et lyrique du film de kung-fu.

Bien que réductrice, la formule du cinéaste, selon laquelle son film est un "Sense and Sensibility des arts martiaux", a au moins le mérite d’évoquer sa complexité, dans sa nature comme dans sa mise en scène. Si, selon Truffaut, Hitchcock filmait les scènes de meurtres comme des scènes d’amour et vice versa, Ang Lee, lui, filme les scènes de combats comme des ballets, et les scènes d’amour comme des combats intérieurs. C’est du grand art, et du grand spectacle. La marque d’un grand cinéaste.

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