Quills : Soft Sade
Cinéma

Quills : Soft Sade

Regard sur la pudibonderie: sans émotion ni érotisme, voici le petit conte de PHILIP KAUFMAN sur un marquis enfermé qui aurait eu, dit-on, une écriture salée…

Deux pervers d’un coup, quelle aubaine. Quelques jours après la sortie du Sade de Benoît Jacquot, voici Quills, de Philip Kaufman. Vu la nature du coquin, toujours aussi sulfureux après 200 ans, il est normal qu’on s’acharne et qu’on veuille livrer sa version du divin marquis. Et la bonne réception de ces deux oeuvres en dit presque plus sur l’environnement culturel d’aujourd’hui que sur le sujet, toujours aussi mystérieux. Les deux réalisateurs se rejoignent pourtant dans les prémisses de départ. À Charenton (Quills) ou à Saint-Lazare puis Picpus (Sade), l’écrivain de Justine et de Juliette est un homme enfermé. C’est un prisonnier politique habitué à l’incarcération qui, entre quatre murs, se libère avec ses saynètes salaces. Il inquiète et fascine son entourage, mais il se fout royalement de son propre sort. La mort est une amie, et son désespoir n’est pas celui du commun.

Mais là où le film de Jacquot tente un portrait de l’homme, Quills se veut une fantaisie "à la manière de". Kaufman, souvent attiré par une littérature extrémiste et sensuelle (Henry & June, The Unbearable Lightness of Being), a voulu écrire son petit conte. Sade, en longue perruque et habit sale (Geoffrey Rush), est détenu à l’asile de fous de Charenton. Par l’intermédiaire de Madeleine, la blanchisseuse dodue qui fait damner les mâles (Kate Winslet), il transmet ses écrits à son éditeur. L’abbé de Coulmier (Joaquin Phoenix), qui dirige l’asile, est une bonne âme qui doit raisonner le penseur lubrique afin qu’il lâche la plume (quill en anglais). Mais Sade écrit toujours. L’empereur se fâche et envoie un "docteur", Royer-Collard (Michael Caine), pour le soigner définitivement. Une fois tout ce beau monde enfermé, les passions sous pression explosent et ça finit en carnage. S’il fallait prendre ce film au pied de la lettre, ce serait surtout un ratage prétentieux, un mauvais film pour la télévision. Mise en scène fadasse, dialogues plats, personnages caricaturaux, sexualité timorée et manichéisme de la pensée, Quills n’arrive même pas à nous imprégner d’une ambiance d’époque, et d’un personnage aussi complexe que Sade. Si, par contre, on prend ce film comme une petite pièce coquine, de celles que l’on présentait jadis pour faire glousser quelques prudes, et qu’on avait écrites en dilettante avec des personnages grossiers, cela pourrait passer. Et encore. Avec tout son sérieux, Quills reste lourd et sans grâce.

Kaufman a poussé les clichés pour nous faire avaler que Sade ne serait en fait qu’une victime du sadisme. La belle affaire: pour rendre un monstre supportable, noyez-le dans sa folie… Et c’est lui-même, dans un anglais précieux (ce qui est forcément cocasse pour un aristocrate français), qui raconte cette histoire en voix off. Le marquis met Sade en scène: il est lubrique et vulgaire, mais pas dangereux. Ce n’est pas lui le méchant. Il est fou, aussi obsédé par les mots que son voisin de cellule par ses oiseaux. Autour de lui, des personnages évoluent en version si allégée de ses romans qu’ils ressemblent aux héros de Notre-Dame de Paris: il y a l’abbé à l’âme pure mais à la queue remuante; la blanchisseuse vierge mais peu farouche; sa maman, autre blanchisseuse, aveugle et édentée; quelques Quasimodo de rigueur pour le décor; un docteur tortionnaire qui se présente par une nuit d’orage comme un inquisiteur, et sa toute jeune épousée, qui, à peine sortie du couvent, plonge dans la lecture de Justine et en ressort un rien échauffée. Sade est devenu un bouffon de la commedia dell’arte.

Le plus troublant dans tout cela reste bien sûr le succès de ce film. Les adjectifs sulfureux – courageux, provocateur, coquin, sordide et autres – émaillent les textes des critiques dithyrambiques qui courent aux États-Unis. Le film vient d’être retenu comme le meilleur film de l’année par le National Board of Review, et les honneurs pleuvent sur la tête de Joaquin Phoenix, une copie conforme de Montgomery Clift dans I Confess. Et tout le monde glousse comme s’il y avait matière à être émoustillé. Mais rien de porno ni d’érotique, ni de cochon, ni de salé dans ce drame de boudoir: impossible que ce soit pour les fesses plates de Rush ou le décolleté rebondi de Winslet! Est-ce le fait que Sade finisse par écrire sa prose avec ses excréments? Est-ce parce qu’il veut pervertir un abbé? Est-ce à cause d’une caméra qui traîne sur les artifices, le plan d’un threesome dans la paille, quelques statues érotiques sur une commode, ou des jupons qu’on veut trousser? Ridicule. La seule réponse plausible reste encore l’image de lubricité qui colle à la France de cette époque et à ce philosophe tortionnaire. Those French, you know…

Si le Sade de Jacquot n’est pas non plus une expérience traumatisante (un libertin vieillissant et bavard fait part de sa philosophie lucide, une coupe à la main, un godemiché sur la table), Daniel Auteuil sait comment troubler, et faire passer la perversité, rien que l’ombre du danger. Des nuances que n’atteignent jamais les roulements d’yeux et le sourire carnassier de Rush… Vision intelligente ou fantasque, le spectateur n’a rien à craindre: ces marquis-là sont inoffensifs. Depuis deux siècles, on oscille entre Sade-ce-démon à interner ou Sade-ce-coquin à glorifier; on a eu des périodes solides où l’on pouvait passer d’Orange mécanique à Salo ou les 120 jours de Sodome; aujourd’hui, on fait dans le très dilué. On contourne, on brode, on parle de l’homme et non de son oeuvre. Moralité: toujours difficiles à digérer, les excès de l’esprit humain…

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