Jean Reno : L'artisan
Cinéma

Jean Reno : L’artisan

Il est grand, il est fort et il joue bien. JEAN RENO a tout pour lui, y compris beaucoup de doutes et quelques certitudes. À Montréal pour Les Rivières pourpres, il parle du cinéma comme d’un métier, et de l’acteur comme d’un  artisan.

Si l’on part du principe qu’un acteur, c’est avant tout un physique, Jean Reno peut se classer dans le peloton de tête. Plus mince qu’il n’y paraît, il se déplie de son fauteuil pour vous accueillir, arpente la pièce en deux enjambées, écrabouille la main tendue, et sourit comme un carnassier. Il en impose. Mais ce sont davantage ses propos qui trahissent l’acteur d’expérience. À plus de 50 ans, et solide d’une longue feuille de route, il maîtrise brillamment le difficile équilibre entre la politesse imposée par les entrevues en batterie; la diplomatie qui va de pair avec les carrières fructueuses; les emportements du Méditerranéen (de son vrai nom Juan Moreno), qui font passer de façon colorée des réponses mille fois répétées; et la gentillesse et la sensibilité, qualités qui, elles, semblent bien réelles, et servent à emballer le tout avec délicatesse. Du grand art.

Ça saute aux yeux: ce type-là ne pouvait être qu’un mélange gagnant, à la fois vedette et accessible, à la fois d’ici et d’ailleurs. Comme de très rares cas européens, il est une vraie star dans son pays, mais aussi au Japon, si connu qu’il y fait de la pub; et aux États-Unis qui l’acceptent dans Godzilla, Mission impossible et Ronin. Dans cet écosystème, on ne dit plus Robert De Niro, on dit Bob. "Si je savais pourquoi ça marche partout, je crois que je me perdrais, dit-il candidement. Je ne peux pas travailler en fonction du résultat. Ce serait une horreur… J’essaie, chaque fois, de traduire le rêve de celui qui écrit, de celui qui fait le film. J’essaie vraiment de bien faire mon travail. C’est là où se trouvent mon ego, ma fierté." Ce nomadisme de luxe, il l’explique par la maîtrise de l’anglais, et par des racines mouvantes: la naissance et l’adolescence à Casablanca, des parents andalous, le service militaire en Allemagne; et puis Paris, du Cours Simon au théâtre, des auditions ratées parce qu’il ne fait pas jeune premier aux petits rôles (Clair de femme, La Passante du Sans-Souci), jusqu’à Luc Besson, surnommé Le Gros, avec qui il forme un duo acteur-réalisateur qui en rappelle d’autres, dans Le Dernier Combat, Subway, Le Grand Bleu, Nikita et Léon. Aujourd’hui, le point d’ancrage de Reno-le-voyageur est quelque part près des Baux-de-Provence, au milieu d’une oliveraie et d’une tribu de quatre enfants. Mais pas question de s’attarder dans le privé ou de regarder trop loin en arrière; la bohème a un peu écorché ses histoires privées. Mais il aime cependant parler de son père, un ouvrier fou de flamenco, quoique peu amateur de cinéma. Est-ce peut-être pour lui prouver quelque chose que…? "Peut-être, mais je savais, je l’ai toujours su, laisse-t-il tomber: je voulais être acteur, même avant ma première pièce montée à 16 ans à Casablanca… Je te le jure", lance-t-il en se signant rapidement.

Ce n’est pas non plus le genre de la maison de s’endormir sur ses lauriers. "Je n’ai pas peur que la tête enfle, c’est trop tard. Mais je deviens impatient, reconnaît-il. On veut tout et tout de suite. Faut lutter contre ça." Pour le reste, il a coincé derrière un meuble ses films en DVD, comme témoignage, quand les enfants seront grands. Pas pour lui? "Sans aucun intérêt, c’est fini. Je ne dis pas: "Hé, les enfants, on se regarde un peu Léon? Ah! Il est beau, il est magnifique!" Arrête ça!! Sinon, c’est la mort! Tu t’arrêtes à un moment donné de ta vie qui est loin. Tu crois que De Niro, il regarde ses films? Jamais! Un an et demi après, tu peux regarder quand même… Tu vois les erreurs et tu peux bien te massacrer pour en tirer les bénéfices. Mais faut se critiquer: sinon tu passes la brosse à reluire. Regarde Delon…"

Et il se marre. Et il fume, prend une gorgée de thé, propose un gâteau et attend une autre question, à laquelle il va répondre invariablement par une autre phrase-punch, du tac au tac. La réaction des proches quand il a commencé: "Où tu vas? Pour qui tu te prends? Julio Iglesias ou quoi?" Comment croire à la vocation quand on n’a pas de sous et pas de rôles? "L’inconscience totale." Comment être quelqu’un d’authentique quand le boulot demande de naviguer entre l’égo et l’humilité? "Il faut se marier avec le métier, avec le doute et la certitude." Après la formule toute faite, il élabore: "Dans ce métier, il y a des choses que je sais, mais il y a toujours un énorme doute: est-ce que je vais être encore capable de construire des personnages différents? J’espère que celui-ci n’a rien à voir avec celui de Ronin, ni avec le prochain."

En l’occurrence, celui-ci s’appelle Pierre Niemans, le détective imposant, brut et bougon dans Les Rivières pourpres, un personnage rugueux. Et Jean Reno met toute la gomme, avec cette faculté qu’avaient Lino Ventura ou Jean Gabin d’imposer un caractère entier rien qu’en apparaissant à l’écran. Mais il ne faut pas pousser le charisme trop loin: dans le roman de Jean-Christophe Grangé, dont Mathieu Kassovitz a tiré ce film, on débute par une scène de massacre où le commissaire Niemans se défoule. Kassovitz et Reno ne voulaient pas de cet épisode sanglant dans le film. Peur d’entacher le flic, et par là, de casser le capital de sympathie de l’acteur auprès de son public? "Non… Si j’avais fait cette scène, je tuais le film et je tuais ma croyance dans le film. Ça n’aurait plus été moi, mais Christopher Walken. Comme ce n’est pas un film sur Niemans, mais plutôt sur la dénonciation de la manipulation génétique, inclure une telle scène aurait été trop loin du sujet. Mais, si Luc Besson réalise, je peux jouer un travelo avec une robe à pois et des faux seins! Avec lui, j’ai confiance. Regarde Léon: c’était impossible à faire, c’est un assassin, et pourtant tu l’aimes!"

Dans la bouche de Jean Reno, Besson-le-magicien tient en une formule: "C’est un type qui te dit en montrant une table noire et rectangulaire: "Cette table est ronde et rouge". Et toi, tu fais: >Ah, oui, c’est sûr, c’est évident."Si Besson veut aller en Chine, on va tous en Chine." Avec lui, Reno a plongé dans la notoriété en endossant le costume d’Enzo, dans Le Grand Bleu, devenu un classique pour les moins de 25 ans. "Le rôle d’Enzo, j’en ai pas marre, mais il faut que je bosse pour que le public vienne un peu ailleurs. Heureusement, il y a eu Léon, et Godefroy de Montmirail (dans Les Visiteurs). Mais Le Grand Bleu, c’était le meilleur tournage: neuf mois dans des pays extraordinaires, dont quatre mois et demi sous l’eau et quatre mois et demi de comédie. Mais j’étais préoccupé par Enzo, j’en ai pas profité assez…"

Être soucieux pendant un tournage, Reno connaît encore le sentiment: "Je ne peux pas me marrer entre les prises, déclare-t-il très sérieusement. Surtout pas Godefroy de Montmirail… Ouh là! Comment relaxer quand tu ne sais pas si le public va, lui, se marrer? T’es glacé! Christian (Clavier) dit quelque chose de drôle et, lui comme moi, dans la seconde, on se demande si ça va déclencher des rires. Tu penses toujours à ça. Le drame, à côté, c’est tranquille. Tu es sur des rails." Pour ajouter l’angoisse à la panique, Jean Reno reprend le costume de messire Godefroy pour voyager dans le temps une troisième fois, dans l’adaptation américaine des Visiteurs. Just Visiting fait atterrir le chevalier et son fidèle Jacquouille à Chicago. L’acteur est prudent: "C’est l’envie de Clavier et de Jean-Marie (Poiré). Ils voulaient porter cet humour là-bas. La version doublée des Visiteurs n’avait pas marché et il y a eu possibilité de production. Maintenant, je ne sais pas si ça va plaire, précise-t-il. J’aimerais bien. On est tellement loin de The Grinch ou de Meet the Parents, qui rapportent des millions…"

En Amérique (Québec inclus, où il vient de tourner un remake de Rollerball), Jean Reno se sent à l’aise, content de la franchise de ton quand on aborde argent et défauts de jeu. "Mais la solitude est plus grande, précise-t-il. Sur Godzilla, il y avait 7000 fiches de paye. Et si tu ne fais pas l’effort d’aller saluer Jon Voight sur Mission impossible, tu ne le verras pas du tournage… En France, c’est plus hypocrite, mais on trouve un artisanat où, avec trois bouts de ficelle, on fait quelque chose de formidable. Et puis les cantines sont bonnes: en Amérique, tu oublies…" Lui qui rêve de tourner avec les Tarantino, Coen et Soderbergh s’arrange donc très bien dans ce maelström: "C’est un métier, une industrie, et de l’art, de temps en temps." Il parcourt la planète 6 mois sur 12, prépare deux scénarii pour Besson, et se demande si ce ne serait pas une bonne idée d’en réaliser un. "Mais Luc m’a dit que ce n’était pas mon truc. Le Gros, les sentences, il connaît…"


Les Rivières pourpres
Ça démarre très bien. Un générique esthétique et soigné, la découverte en montagne d’un cadavre mutilé; l’arrivée sur les lieux d’un commissaire parisien et bourru, Pierre Niemans (Jean Reno); une enquête parallèle, dirigée par un jeune flic de la zone, Max Kerkerian (Vincent Cassel), troublé par une histoire de profanation de tombe. On prend le temps de s’installer, de faire monter la tension et le caractère étrange de ces deux enquêtes, et de ces deux flics. La brume, le froid, le frimas des Alpes enveloppent une mystérieuse université, que l’on soupçonne rapidement d’être au coeur du carnage. On glisse aussi avec lenteur sur la présentation des protagonistes: une alpiniste farouche (Nadia Farès), un ophtalmologiste rebelle (Jean-Pierre Cassel), le recteur de l’université (Didier Flamand) et une nonne aveugle (Dominique Sanda). Les liens entre eux? Cela reste flou. On s’en doute, et on attend le pire. Agréable sensation cependant que d’en savoir moins que les acteurs et de se laisser mener dans le brouillard, à l’aveuglette… Sans se presser, Mathieu Kassovitz (La Haine, Assassin(s)) distribue les cartes de cet inquiétant jeu de Clue.

Le jeune réalisateur a bien rendu le glauque malsain des best-sellers de Jean-Christophe Grangé. Atrocités, mutilations, folie sanguinaire, Grangé dissèque cadavres et héros avec le même savoir-faire. Ainsi, on a froid durant tout le film. Les décors sont particulièrement bien choisis et mis en lumière. Thierry Arbogast, à la photo, fait merveille, notamment dans les scènes entre deux vallons, où les nuages diminuent l’espace et écrasent les acteurs; dans une descente au fond d’un gouffre bleuté où la lumière se reflète; ou encore lors d’une course effrénée aux trousses du meurtrier dans la neige. Et tous ces dégradés gris et terreux se déclinent jusqu’au noir et blanc, colorant la physionomie des personnages. Et sur ces palettes, le sang est vraiment pourpre… Or, malgré ces qualités et le fait que les bouquins de Grangé soient terrifiants, le film de Kassovitz ne l’est pas.

Présenté comme un thriller horrifique qui allierait le terrible de Seven et la mise en scène inquiétante et soignée de The Sixth Sense, et fort d’un succès respectable en France, Les Rivières pourpres s’assèche pourtant rapidement et nous laisse pantois. Le déséquilibre grandit entre cette montée lente et bien menée et une dégringolade trop pressée d’élucider le mystère. Dommage: on imagine une fin en apothéose, telle que promise par la mise en place de ce suspense sur la manipulation génétique; et on s’en sort avec une finale hollywoodienne, bâclée à coups d’artifices et de points d’interrogation. Le scénario complexe, mais mal travaillé, laisse filer des mailles, et la compréhension en souffre. De plus, la mise en scène n’est pas toujours des plus heureuses, et l’on se pose encore des questions sur une inutile scène de kung-fu…

Si Cassel agace un peu en chien fou qui ne comprend rien, veut comprendre, puis comprend tout – le roquet jappeur par excellence -, Reno colle avec aisance à la peau de ce flic au passé un peu trouble, entre pit-bull et saint-bernard. Ses apparitions ont pour effet de bouffer le cadre! Le tandem mériterait un second essai. Profitant de ce déséquilibre et avec une once de talent en plus, il pourrait même avoir le potentiel de celui d’Un singe en hiver