

Petite Chérie : La sainte famille
Pouah! que l’humanité peut être moche, et quel bon film cela fait! Comme un ovni, arrive Petite Chérie, d’Anne Villacèque. Acheté au Festival de Namur, parachuté sans tambour ni trompette, ce premier long métrage balance avec assurance une dose massive de déprime et de cruauté. Mais quel cinéma!
Juliette Ruer
Pouah! que l’humanité peut être moche, et quel bon film cela fait! Comme un ovni, arrive Petite Chérie, d’Anne Villacèque. Acheté au Festival de Namur, parachuté sans tambour ni trompette, ce premier long métrage balance avec assurance une dose massive de déprime et de cruauté. Mais quel cinéma! Du vrai, en béton, avec des acteurs formidables, une caméra qui travaille l’espace et la lumière et une intention assez solide pour éclairer un petit bout d’histoire de rien du tout. Imaginez un fait divers qui émerge de la torpeur grâce à quelqu’un d’allumé, capable de faire décoller le prétexte pour donner une autre version de la laideur, de la solitude et de l’emprisonnement familial: du travail d’orfèvre qu’on ne voit pas souvent dans notre basse-cour… Une fille de 30 ans, Sibylle (Corinne Debonnière) travaille à la banque et vit chez ses parents (Laurence Février et Patrick Préjean). Elle est vierge, elle est laide, et elle rêve d’amour dans les romans Harlequin, jusqu’à ce que Victor lui tombe dessus. Victor (Jonathan Zaccaï) est beau, libre et un peu mystérieux. Il s’incruste dans le pavillon de la famille, fait acheter un grand lit et une voiture. Il parle d’argent avec le père et donne des frissons à la mère. Et Sibylle est amoureuse à en perdre la tête…
Dans le film de Villacèque, il y a l’anecdote et son ombre, énorme et terrifiante. Et dans les deux dimensions, pas une fausse note: à plat, sans émotion, avec la froideur d’un Bresson, d’une Laetitia Masson ou d’un Bruno Dumont, la réalisatrice dissèque la réalité dans ce qu’elle a de plus médiocre: le quotidien abrutissant meublé de détails anodins, de conversations insignifiantes et de gestes inconscients. On mange des tournedos ou du rôti? Derrière ces platitudes se dresse tout le non-dit, la dimension cachée, celle des envies, des désirs et des illusions. Même la possibilité qu’il pourrait y avoir un ailleurs meilleur reste angoissant; et cette trappe, toujours entrouverte, vient pourrir l’existence. Le père, fabuleux Patrick Préjean, est un monstre de silence, abruti et lâche, un lobotomisé au regard perdu; Sibylle, copie conforme, est un volcan éteint dès la naissance, une handicapée de la vie et de la beauté, mais avec un regard de braise. La mère, coiffeuse joviale, a encore espoir que le bonheur puisse s’attraper, tout comme Victor. Mais ces deux-là se sont eux-mêmes coupé les ailes. Et tous les quatre restent englués dans le huis clos familial. Suffocante, cette scène dans le salon, où le père et la fille boivent, les yeux fixés dans le vide de leur existence, tandis que la mère et le gendre dansent sans sourire, jouant au simulacre de la joie…
Sans la rondeur badine d’American Beauty ou l’hermétisme de L’Humanité, on navigue entre l’arbre et l’écorce; on valse sans musique d’un ciel toujours bleu à une nuit au néon, d’un espace chargé et écrasant au plan large qui perd les personnages; d’un romantisme de quatre sous à une perversité banale. Qu’importe si l’on a déjà des tonnes de bobines sur la folie ordinaire, sur des couples mal assortis, sur la haine de la famille et sur la sexualité tordue: quand un autre film réussit à projeter la souffrance avec autant d’intensité; on est attrapé, on sort dérangé, et l’on applaudit.
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