Les Glaneurs et la Glaneuse – Agnès Varda : Vagabondages
Le temps qui passe, la mémoire, la consommation, l’injustice, l’art, la pauvreté et le plaisir: guide de survie d’une cinéaste infatigable. Un film exceptionnel.
Elle arrive en trottant. Elle n’a pas de caméra. Qu’importe, elle filme du regard. Ça se voit. De ses yeux opaques et luisants comme deux olives, elle appréhende la nouveauté d’une rencontre. Elle, c’est Agnès Varda: cinéaste aventurière et mini tornade qui s’abat dans le fauteuil d’un palace parisien le temps d’une entrevue; et sur le monde du cinéma, l’espace d’un documentaire. Il n’y a pas 40 façons de parler des Glaneurs et la Glaneuse: c’est un grand film. Point. Mais oui, un des meilleurs de l’année. N’hésitons pas, montons aux barricades: il devrait être au programme des maigres sorties culturelles des ados; on devrait le montrer aux vieux, aux sans espoirs, aux trop gâtés, aux insouciants et à sa voisine. Les Glaneurs et la Glaneuse devrait donner des idées. Il est d’utilité publique. Et ça cause de quoi? De poubelles, messieurs dames. De ce qu’on jette, de ce qu’on trouve par terre. "Mon projet est simple, explique la réalisatrice après des milliers de détours et deux cafés: je voulais trouver des glaneurs, et décliner toutes les formes du glanage. Après ça, j’ai mis Agnès dans l’état des lieux. Bref, les gens que je filme sont le sujet, et moi, je tourne autour."
Et, comme jamais auparavant, le succès vient de s’abattre sur cette battante septuagénaire, réalisatrice de la marge depuis La Pointe courte en 1955, et qui n’a pas changé d’un iota sa manière de voir la vie, les gens et son métier. "Avec ce film, lâche-t-elle tout sourire, j’ ai atteint un partage idéal!" Dans le langage sérieux, on parlerait d’un bon timing entre le public, avide de tendresse, fatigué de mondialisation et de consumérisme et une artiste, généreuse et brillante. Dans le langage Varda, un tel succès a quelque chose d’un peu miraculeux, de hasardeux. "Le hasard est mon meilleur assistant, répète-t-elle. Bref, ce diable de film enthousiasme les foules depuis Cannes l’année dernière; il a ramassé des éloges dans près de 70 festivals à travers le monde. Les prix pleuvent, y compris les plus touchants, ceux accordés par le public, comme au FCMM. Varda galope: elle sort des coulisses, émue, pour recevoir un César d’honneur des mains de son fils, l’acteur et réalisateur Matthieu Demy; et elle s’embarque dans des discussions sans fin dans des cinémas de province, pleins à craquer de gens qui l’applaudissent à tout rompre. Les critiques sont dithyrambiques: à Paris, New York ou Bergame. En voilà un vrai miracle! Les gratte-papier se sentent soudainement la plume poète et lyrique… Et pourquoi tant de lauriers? "Pour trois choses, je crois, explique la cinéaste. Je parle de liberté hors normes; je laisse aux spectateurs le choix du libre arbitre; et je m’aperçois que tout le monde aime trouver des choses." Cela veut dire un road movie de province; la promenade d’une artiste sur les routes de France qui, caméra numérique au poing, va se pencher sur ceux qui se penchent. On commence par le commencement, avec un chat se frottant sur un dictionnaire expliquant le glanage. Action de glaner: ramasser sur le sol ce que les autres ont rejeté. On débute par Les Glaneuses, de Millet, célèbre tableau du Musée d’Orsay où des femmes, le tablier plein d’épis, avancent dans un champ. En vagabondant sur les pas d’Agnès la trotteuse, on s’aperçoit que si le glanage systématique des femmes, en groupe, après la moisson, est un geste du passé; on se baisse plus que jamais, mais pour différentes raisons. Et en solitaire, cette fois. On se penche par nécessité ou par défi, pour se nourrir, dans nos villes trop riches qui gâchent la nourriture sans vergogne; on se baisse pour l’art, quand le roi de la bricole, artiste défricheur, cherche une nouvelle signification dans le moindre rebut; et on se baisse aussi pour le plaisir, celui de la découverte des sens, parce que le pommier croule sous des fruits abandonnés, parce les huîtres s’échappent de leur parc les jours de grandes marées, et parce que les choux en fleurs ont des couleurs dégradées qu’on ne soupçonnait pas. On se penche, et on ramasse. Et on se trouve illico propriétaire de l’objet à nos pieds, comme le confirment, code pénal à l’appui et humour en bandoulière, l’avocat des villes et l’avocat des champs.
Agnès Varda, c’est le meilleur des mondes: la ténacité d’un arpenteur, le bon sens d’une terrienne, le surréalisme d’un Cocteau et une curiosité décuplée par l’âge. "Bien sûr: j’ai le temps! lance-t-elle;
Je suis seule surtout. L’homme est parti (le réalisateur Jacques Demy), les enfants aussi, j’ai plus de disponibilité, alors je vais de l’autre côté de la solitude, là où l’on a plus à donner. Je peux rester après l’heure, moi! Écoutez… je n’ai pas de comptes à régler, l’âge me donne la liberté."
L’âge, certes, et sa petite boîte de production, Tamaris; mais surtout son immense talent.
Que nous montre cette femme qui a signé plus de 30 films, fictions et documentaires, de Cléo de 5 à 7 à Sans toit ni loi, en passant par Jane B. par Agnes V. par Jacquot de Nantes et par
L’une chante, l’autre pas? Elle offre une perspective de vie qui n’est qu’ouverture et écoute, tout en déclinant le discours de la méthode d’une artiste. Elle nous renvoie une image du monde qui prône rassemblement, entraide, humour, intelligence et dilettantisme vagabond.
L’art de Varda n’exclut pas, il rassemble. "Les gens sont formatés comme les patates, s’écrie-t-elle.
Et tous ceux qui sont hors du format souffrent. C’est vrai, j’ai de la tendresse envers les démunis, les mal avalés de la société." Et elle se dévoile, sans fard, fouineuse parmi les fouineurs, décidant de son temps, de sa liberté, insistant sur la peinture, une passion. En flânant, le temps ralentit, bien sûr, mais il est encore là, dans ses mains tachetées, dans ses cheveux blancs:
"Je fais mes premiers pas dans le troisième âge, dit-elle joliment. Je parle de ce que je suis.
Avec franchise, sans auto-indulgence. Je ne cherche pas une crème de beauté… Mais on peut être vieux et avoir envie de jouer." Retenons donc la leçon ludique: la vie peut être aussi merveilleuse qu’un chien qui porte un gant de boxe; la danse jazzée d’un cap de lentille; et une peinture, posée dehors, qui se met à vivre, ondulante sous un vent chargé d’orage…
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