Amores Perros : Chienne de vie
Cinéma

Amores Perros : Chienne de vie

Avec le chien en leitmotiv et l’amour pour quête, Amores Perros est une oeuvre qui prend aux tripes. Drame réaliste et thriller psychologique, il balance, sous forme d’un triptyque, toute la rage humaine. Mordant.

Un crissement de pneus, une voiture déchaînée, un chauffeur paniqué, l’hystérie en plein jour, en plein carrefour. Octavio (Gael Garcia Bernal) a fait un sale coup. Inquiet à l’idée d’être criblé de balles, il accélère, contourne, érafle, écrase et fuit dans un flux d’angoisse grandissant. Sur la banquette arrière, son gagne-pain, un pitbull, se vide de son sang dans un mutisme alarmant.

Octavio s’avait accumulé une belle fortune dans le business des combats de chiens. Il tenait un bon toutou, de ceux qui font grimper les paris et raflent les mises. Si Gladiator suggérait l’horreur des arènes par un cadrage subtil pour préserver le bon goût, le cinéaste mexicain Alejandro Gonzalez Inarritu, ex-D.J. et jeune loup de la pub, insiste pour nous montrer l’inqualifiable. Et les images sont franchement insoutenables. Sa caméra nerveuse et effrontée s’introduit dans les lieux de combats. La première impression est celle d’un abattoir. Du sang ruisselle sur les planchers.

Puis la tension monte, un combat se prépare. Les maîtres se livrent à un exercice de provocation. Une fois bien enragées, les bêtes sont lâchées. Propulsées par l’élan, leurs torses se plaquent dans un grand fracas avant qu’elles ne se mettent à se ronger littéralement. Des oreilles déchirées, des cous sectionnés, des hurlements horribles: les chiens vaincus expirent dans une mare de sang. Si le spectateur survit à cette entrée en matière, il digérera le reste sans peine. Car la cruauté de la chair cédera à celle des sentiments, dans un spectacle riche mais infiniment moins sensationnaliste.

Le propos d’Amores Perros (Amours chiennes) est triple. Trois portraits, trois histoires un tantinet mélo convergent jusqu’à l’incident brutal. Un accident d’une rare violence (résultant de la conduite d’Octavio) qui va servir de lien fortuit pour réunir trois réalités sociales (prolétaires, bourgeois, clochard); autant d’univers parallèles que dépeint crûment le cinéaste. Le talent de Gonzalez réside d’ailleurs dans la souplesse de sa mise en scène qui enfile les personnages dans l’intrigue sans jamais donner l’impression d’abuser du hasard. Il faut dire qu’il a dompté son scénario: 36 versions potassées pendant trois ans avec Guillermo Arriaga, l’auteur du livre à l’origine du film.

Scénario d’autant plus intéressant qu’il ne nous fait pas le coup de l’histoire-saucisson tranchée à parts égales entre les protagonistes. Par la longueur du premier segment (plus d’une heure), Gonzalez affiche un parti pris et l’assume solidement. C’est l’histoire d’Octavio, le héros romantique (et fugitif du départ) qui déteste son frère et rêve d’offrir le bonheur à sa belle-soeur malmenée (Vanessa Bauche). Personnage fort, capable de bonté comme de cruauté, Octavio comprendra à ses dépens qu’on ne construit pas le bonheur des autres contre leur gré. Ici, l’esthétique est urbaine: caméra nerveuse pour univers prolétaire.

Le second segment s’acharne, quant à lui, à capter la décrépitude de la relation d’un directeur de revue (Alvaro Guerrero) avec sa maîtresse mannequin (Goya Toledo), pour qui il a plaqué femme et enfants. Un simple trou dans le plancher (symbolique quasi freudienne) transformera leur bonheur douillet en théâtre tragique: la jeune femme frise l’hystérie depuis que son chien est tombé dans le sous-plancher infesté de rats, pour ne plus en sortir. Cette fois, l’esthétique se fait bourgeoise: cadrage rigide pour univers guindé. Dans un climat plus nostalgique, le dernier segment se consacre à un clochard tueur à gages (Emilio Echevarria), épris de la race canine. Plus que le leitmotiv du chien, l’amour (filial, adultère, désespéré…) est ici omniprésent, moteur de tous les actes.

Hormis la finale pleurnicharde qui vient saper une partie du crédit que le film aura réussi à se bâtir, ce dernier segment ramène une thématique déjà exploitée dans l’histoire d’Octavio: la haine entre deux frères. Difficile de ne pas faire de lien avec le récit biblique de Caïn et Abel. Difficile également de ne pas penser à un châtiment divin lorsque le sort tombe comme un couperet sur le couple adultère (à la suite de l’accident, la jeune mannequin se fait amputer d’une jambe). Si une morale chrétienne semble flotter dans Amores Perros, la ville de Mexico y est quant à elle presque virtuelle. C’était là l’exigence du cinéaste qui s’est appliqué à choisir des lieux de tournage méconnaissables et nontypés. Ainsi, l’esprit de jungle urbaine ne se réduit pas à un lieu.

À l’âge de 38 ans, Gonzalez signe une première oeuvre maîtrisée qui se démarque par son sens du rythme (imputable autant à la mise en scène qu’au montage) et qui vogue avec une aisance prometteuse du film réaliste au thriller psychologique, en faisant un crochet par le drame symbolique. Un talent louable qui lui a valu un chapelet de compliments, dont une mise en nomination aux Oscars et le Prix de la critique à Cannes.

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