La ville est tranquille/Robert Guédiguian : Marseille, année zéro
Cinéma

La ville est tranquille/Robert Guédiguian : Marseille, année zéro

Marseille devient un théâtre, celui d’une société qui va mal, d’une humanité désunie et individualiste: Robert Guédiguian brandit encore le poing. Il ne fait pas dans la dentelle, mais il fonce sans crainte. Dans la foulée, des acteurs y trouvent d’excellents rôles.

Robert Guédiguian n’est pas plus joyeux que la moyenne des ours; il serait même plus sombre. Il a juste l’accent qui rigole. Quand la langue met une couleur pimpante sur n’importe quelle platitude, on pourrait vite conclure que les tourments sont plus supportables au soleil. Un vieux réflexe stupide qui s’évapore très vite devant le lot d’angoisses, de soucis insolubles et de désespoir qui pèsent sur les épaules des personnages du petit monde de Guédiguian et qui émaillent les propos de l’auteur. Pas rose, ce monde.

Cet intellectuel quinquagénaire a tourné ses 10 films à Marseille, jamais très loin de son quartier d’enfance (celui de l’Estaque), et avec les mêmes acteurs. Il a un parti, celui des opprimés; et une idée de fonctionnement, celle de la confrontation des classes. Un credo qui frise l’obsession. Or, malgré une grille inchangée, il apparaît que son dixième film, La ville est tranquille, marquera sans doute un tournant dans son oeuvre. Il y a Marseille et les copains de la troupe, bien sûr, mais l’artiste, l’homme engagé vient de vider son sac et toutes les inquiétudes qui y sont contenues. La ville est tranquille forme la totale des peurs. C’est du full Guédiguian. "Dans la vie d’un cinéaste ou d’un romancier, il y a des moments où il faut qu’on ressaisisse tout, explique le réalisateur, rencontré dans les bureaux de sa boîte de production, à Paris. En toute modestie, j’avais en effet une prétention d’exhaustivité." En guise d’illustration, il parle de son film préféré, Huit et demi. Mais La ville est tranquille, déclaration d’amour et de haine, aurait aussi les allures d’un autre Fellini, de Roma. Marseille est, plus que jamais, le théâtre de la condition humaine. Des histoires s’y croisent, celle de Michèle (Ariane Ascaride, blonde et bouleversante), à la criée des poissons pour sauver sa fille de la drogue; de Paul (Jean-Pierre Daroussin), qui trahit les dockers pour devenir chauffeur de taxi; de Gérard (Gérard Meylan), qui traîne son existence comme un fardeau; et puis d’un faux gauchiste, d’une musicienne généreuse, d’un Arabe mélomane, de parents vieillissants qui ne veulent plus voter, etc… Le film commence par un long panoramique sur la cité phocéenne. On veut croire à la beauté des choses, à ce soleil couchant sur le port, à cette envolée au piano; on veut embarquer dans le sublime, mais on redescend vite dans l’ordinaire, le quotidien gris d’un square et d’un piano électrique sur lequel joue un petit émigré.

"Je considère, comme Tchekhov, que pour intéresser le monde entier, il faut d’abord parler de son village, explique le réalisateur. On peut prendre les mêmes acteurs, les mêmes techniciens, rester au même endroit et être toujours en prise sur le réel. Je ne dis pas que c’est la meilleure manière de travailler; mais qu’on bouge ou qu’on ne bouge pas, ce qui m’intéresse, c’est l’intelligence du regard." Cette fois-ci, il avait le regard très aiguisé, monsieur Guédiguian. Sa ville, il l’a torturée, et lui a fait cracher toute sa purulence, rien que pour mettre en scène ses désillusions personnelles face à un tissu social qui se déchire: racisme accepté, exploitation, lâcheté, toxicomanie, solitude, prostitution, violence. On démissionne, on se cache, on ne vote plus, on abandonne. Terreur suprême, on tue par amour et on se suicide par dégoût. Par une triste boutade, où la ville est loin d’être tranquille, se perpétue donc la grande tragédie antique où le genre n’a rien d’humain. Évidemment, le style Guédiguian, c’est le conte. Les Atrides façon Le Petit Prince. "Je fais dans l’allégorie, reconnaît-il. C’est salutaire de prendre de la distance, et c’est la fonction de l’art de décaler les choses. Et puis, j’aimerais être un moraliste. J’aime que les choses soient claires, lisibles et au premier degré." Manichéenne pour les sophistiqués, la force de frappe de Guédiguian reste néanmoins sincère. Parfois malhabile, elle a ici une concentration assez puissante pour faire sa marque. Certaines scènes touchent au coeur du malaise, comme le suicide final; comme les yeux suppliants de la fille au bout du rouleau qui demande grâce à sa mère; ou l’extrême lassitude d’Ariane Ascaride qui, dans ce long partenariat avec Guédiguian, joue sa plus belle carte. Et Daroussin qui n’a jamais été aussi lâche, et Meylan, aussi noir… La portée ne s’arrête plus aux destinées individuelles; on a dépassé le mélo.

Et Jean-Pierre Daroussin qui chante L’Internationale dans toutes les langues, c’est plus pathétique que comique. Quand le Front National se permet une bavure meurtrière, totalement banalisée, c’est Guédiguian, le militant farouche du Parti communiste pendant 12 ans, qui souffre. "Je ne suis pas un désespéré de la politique, lance-t-il pourtant. Je pense qu’avec la mondialisation, de nouvelles formes sont en train d’émerger. Mais il faut encore frapper. Il faut y aller fort. Doucement, ça ne sert à rien." Dans La ville est tranquille, les scènes courtes, enchevêtrées, interchangeables, écrites pour pouvoir être chamboulées au montage, se suivent parfois avec lenteur, souvent avec langueur. Elles se dévident au gré des destins vite devinés. On ne garde pas tout dans le kaléidoscope. Mais qu’importe: il suffit d’un plan, quand Ascaride s’essuie le front, ou quand on suit la course molle de son solex dans la ville, pour comprendre qu’un film peut s’élever en quelques minutes, le temps de toucher à l’essentiel, et d’atteindre les tripes. Il peut redescendre ensuite dans le mièvre; ça n’a plus d’importance.

Producteur, réalisateur, militant, Guédiguian restera à jamais le réalisateur de Marius et Jeannette, un succès mondial. Un film miracle, dit-il, réalisé à 80 % en état de grâce et qui a été porteur d’autres films moins costauds (comme À la place du coeur). Mais exit la photographie sympathique de la culture ouvrière, Guédiguian le Marseillais a fait le ménage de sa naïveté. Il a durci le ton. Reste bien un optimisme gaucho où l’union finit encore par faire la force (le petit émigré du début qui reçoit un piano à queue, don collectif); mais ça sent la désillusion, tout ça. Et quand on ne sait plus très bien comment placer ses canons politiques, on fait un Nanni Moretti de soi, on s’essaie dans l’intime: cet été, Robert Guédiguian tourne à Marseille, et avec ses copains, une simple histoire d’amour…

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