La Faute à Voltaire : La vie, mode d’emploi
Qu’il s’agisse d’immigrants illégaux ou de cas psychiatriques, La Faute à Voltaire, d’ABDEL KECHICHE, nous rappelle l’importance de la compassion, l’urgence de la solidarité et la certitude qu’on est toujours l’exclu de quelqu’un. Un premier film qui a du coeur au ventre.
Fraîchement débarqué de Tunisie, Jallel (Sami Bouajila) se fait passer pour un réfugié politique algérien, et obtient un permis de séjour de trois mois. Jusque-là, tout va bien: il vit dans un foyer d’accueil, et y rencontre un quatuor dépareillé et complice, Franck (Bruno Lochet), Nono (Sami Zitouni), Antonio (Olivier Loustau), et Paul (François Genty), qui l’épaule et lui apprend les rudiments de la survie – vente à la sauvette de fruits, de journaux de rue ou de roses. Au hasard de ses déambulations, le jeune homme craque pour Nassera (Aure Atika), serveuse dans un café, élevant seule son petit garçon. Là, ça va encore mieux: Jallel a des amis, des petits boulots, une amoureuse, et même un enfant. Les deux tourtereaux décident de se marier, afin de permettre à Jallel d’avoir son permis de résidence, mais, au dernier moment, à la mairie, la mariée se fait la belle, et disparaît dans Paris, partout pareil.
Là, rien ne va plus: Jallel pète les plombs, sombre en pleine dépression, et échoue dans un établissement psychiatrique pour cas légers, où il croise Lucie (Élodie Bouchez), une jeune fille "très nerveuse" et doucement nymphomane, qui s’attache à lui. Une fois remis sur pied, Jallel retourne au foyer d’accueil, et reprend sa vie là où il l’avait laissée. Mais Lucie le retrouve, et ne veut plus le quitter…
Entre le pessimisme énergique du Zonka de La Vie rêvée des anges et l’optimisme lucide du Guédiguian de Marius et Jeannette, Abdel Kechiche a écrit et réalisé un premier film qui a du sentiment sans être sentimental, une chronique humaniste qui a l’odeur et la saveur du réalisme, sans tomber dans le quotidien tranché bien mince.
Côté face, on a une France qui se gargarise de liberté, d’égalité et de fraternité; et une capitale sculptée dans l’art et les grands principes. Côté pile, se dévoilent un pays dont les frontières ne sont pas que géographiques; et un Paris peuplé de flics et d’embûches. À la fois patrie de Voltaire et de Le Pen.
Si, a priori, le thème de La Faute à Voltaire semble être l’immigration illégale, le coeur du film va beaucoup plus loin. En faisant basculer le destin de son personnage, à mi-chemin, dans les zones floues de la santé mentale, Abdel Kechiche étend son registre, et filme les dépressifs, les paranoïaques ou les schizophrènes comme des immigrants permanents, des mésadaptés chroniques, exclus d’une mécanique sociale dont les rouages leur sont étrangers. En faisant de Jallel le pourvoyeur de Lucie, le cinéaste montre à quel point on est toujours l’exclu d’un autre. Les patients de l’établissement ne sont pas des cas lourds, et leur pathologie n’est jamais clairement expliquée. Rien de frileux ou de doucereux dans ce choix: La Faute à Voltaire n’est pas plus un film "sur" la folie qu’il n’est un film "sur" l’immigration illégale. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’hommes et de femmes irréductibles, aux prises avec une réalité sociale donnée.
De la même façon, Abdel Kechiche ne fait pas dans l’angélisme: les pensionnaires du foyer d’accueil ne sont pas des purs, les "fous" ne détiennent pas la vérité, et les autres – la grande masse des légaux sains d’esprit – ne sont pas soit des bourreaux, soit des sauveurs, mais plutôt tantôt l’un, tantôt l’autre. Si le film prend position, ce n’est ni celle du missionnaire ni celle du rebelle de service, mais bien celle de la vie qui bat, en marge des pouvoirs de tout acabit.
En autant que les prix aient une quelconque signification, il n’est pas étonnant que La Faute à Voltaire en ait reçu deux, l’un au Festival de Venise, l’autre à celui de Namur, décernés par les jeunes publics. Les valeurs de compassion et de solidarité qu’il défend ne sont pas l’apanage de la jeunesse, mais elles sont certainement vécues de façon plus idéaliste avant que ne sonne la trentaine… Cela dit, le film de Kechiche a également remporté le Prix spécial du jury de Namur, et le Lion d’or de la première oeuvre, à Venise. Et pour cause, car la mise en scène est impeccable. Ici, pas de travellings à couper le souffle ou de triturations de pellicule, mais plutôt une pensée en action, des partis pris assumés et une architecture limpide, donnant toute latitude aux acteurs.
À 130 minutes, La Faute à Voltaire traîne parfois en longueur, mais cet étirement volontaire s’inscrit dans le désir du cinéaste de ne pas découper ses personnages, et ce qu’ils vivent, en tranches bien nettes, prêtes à la consommation. Une fête de quartier qui s’éternise, un regard appuyé un peu trop longtemps, une engueulade qui dégénère et se résorbe, un corps alangui au réveil sur lequel la caméra s’attarde: à la manière de Sale comme un ange, de Catherine Breillat, La Faute à Voltaire est construit en blocs, masses compactes qui s’agencent, avec leur cadence propre. Le rythme général n’est pas lent, mais le film est truffé de plans durant quelques secondes de plus que nécessaire. Humanité ne rimant pas avec efficacité, Abdel Kechiche traque la vie dans le visage de ses acteurs, qu’il filme de très près. Élodie Bouchez parvient, une fois de plus, à dépasser son air de minette exaltée et existentialiste; mais c’est Sami Bouajila qui porte le film sur ses épaules. Présent dans chaque séquence, l’acteur découvert dans Bye-Bye et Drôle de Félix impose une présence tranquille, et incarne avec force l’âme de ce film qui ne prend pas l’humain à la légère.
À Ex-Centris
Dès le 23 juin
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