Francis Leclerc : Ligne de vie
Depuis maintenant plusieurs années, il n’est pas un festival de courts métrages qui ne projette annuellement un ou deux de ses films alors que, dans le milieu de la musique québécoise, il est désormais une référence en matière de vidéoclip. Aujourd’hui, il présente son tout premier long métrage, un film d’époque qui reprend l’éternel thème du spasme de vivre. Entretien avec FRANCIS LECLERC.
Fruit de nombreuses années de travail, Une jeune fille à la fenêtre, le premier long métrage du prolifique Francis Leclerc, sera présenté en grande première dans le cadre du Festival international du film de Québec (FIFQ) cette année en plus d’être en compétition pour le Grand Prix des Amériques au Festival des films du monde (FFM). À l’âge de 29 ans, Francis Leclerc est, d’ores et déjà, un réalisateur accompli dont la notoriété s’est échafaudée à force de très nombreux films, parmi lesquels plusieurs ont raflé prix et honneurs au cours des ans. D’abord reconnu dans les cercles d’initiés des festivals de courts métrages, il coule dès le départ les fondations de sa cinématographie dans les milieux du théâtre, de la musique, de la pub et du documentaire.
Déjà, en 1992, son court film Brad Babiax lui valait le Prix du jury et le Prix du public de Vidéastes recherché(e)s; en 1995, Bientôt novembre, une fiction d’une durée de 28 minutes, lui valait l’obtention du prix Téléfilm Canada pour le meilleur court métrage canadien au Festival international du court métrage de Montréal et le Prix du public au Festival du film francophone au Manitoba. Puis, c’est avec le clip qu’il a réalisé pour la chanson Seigneur de Kevin Parent que Leclerc reçoit enfin les éloges du public et des médias à l’échelle de la province en remportant le Félix du vidéoclip de l’année au gala de l’ADISQ en 1996. Exploit renouvelé en 1998 avec une autre chanson de Kevin Parent: Maudite Jalousie. Cette même année, il se voit attribuer trois prix et vend à trois réseaux l’adaptation télévisuelle des Sept Branches de la rivière Ota, pièce de Robert Lepage.
En parallèle, Leclerc suit la route du long métrage, accumule les collaborations et construit lentement, mais avec certitude, la structure de ce qui devait devenir Une jeune fille à la fenêtre. Et la route est longue, très longue. "On ne choisit pas d’attendre avant de faire un long métrage, précise-t-il, ce sont les autres qui décident." Bien loin de tourner le dos à son passé l’ayant savamment préparé à ce stade (qu’il ne considère d’ailleurs pas comme étant "l’ultime étape"), Leclerc se considère avant tout comme un réalisateur à part entière, soutenant que toutes les facettes de son métier sont d’égale importance.
Né, comme il le précisera ultérieurement, d’une histoire de famille et de la plume de trois collaborateurs à l’écriture, Une jeune fille à la fenêtre évoque une renaissance, une illumination que ne vivent que ceux qui voient leurs jours comptés. Fanny Mallette y tient le rôle de Marthe, une jeune femme issue d’un milieu rural qui, sentant que sa vie lui échappe, conclut un marché avec monsieur Dubé (Denis Bernard), le richissime homme d’affaires du coin: il paiera ses études de piano en ville pour un an, en échange de quoi elle consentira à le marier dès son retour.
Surprotégée par sa famille qui la sait atteinte d’un mal qui demeure d’abord mystérieux, Marthe est transfigurée par l’existence qu’elle mène dans les milieux artistiques découverts par l’entremise de Geneviève (Evelyne Rompré), elle aussi sous la tutelle d’une professeure de piano pour le moins excentrique (Diane Dufresne). Poussée par l’urgence d’une vie en suspens, Marthe vit dans l’ombre du spectre de la mort, s’imposant un rythme de vie effréné, elle qui n’a connu jusqu’alors ni amour ni passion et si peu de plaisirs. Et malgré les reproches de son frère Léo (Hugues Frenette), Marthe poursuivra son existence à tombeau ouvert, déterminée à passer par toute la gamme des sensations humaines avant que ne survienne l’inévitable.
Avec ce film, Francis Leclerc fait son entrée dans le grand monde du cinéma de longue durée en signant une oeuvre puissamment esthétique qui fait foi de son talent et démontre qu’il préfère avant tout observer ses personnages, de connivence avec un spectateur éveillé qui saura en trouver les clefs.
À l’occasion d’un entretien téléphonique, le cinéaste, qui vient tout juste de terminer le tournage d’un clip pour Jim Corcoran (il a mis en images la drolatique chanson Mme Poupart), se fait affable. Homme à l’esprit ludique, il répond aux questions, blague souvent entre chacune d’entre elles et s’amuse de toutes les interprétations qu’on peut faire de sa plus récente oeuvre cinématographique.
Il y a plusieurs personnes qui ont participé au scénario (Marcel Beaulieu, Marie-Josée Bastien, Nathalie Théocharidès et vous-même). Dans quelle mesure y étiez-vous impliqué?
"L’idée originale est de moi, il y a longtemps. Ensuite, je voulais attaquer une première version, mais je ne savais pas comment des filles de cette époque-là pouvaient parler. À ce moment, j’ai vu une pièce de Marie-Josée Bastien à propos de quatre soeurs où l’histoire se déroulait à Beauport dans les années 20. J’ai donc fait une première version avec Marie-Josée. Après, j’ai bien vu que j’avais des problèmes de structure dans mon scénario. On m’a recommandé Nathalie Théocharidès qui a fait une deuxième version avec moi. La dernière version avec Marcel Beaulieu, celle qu’on a tourné, était plus épurée et retournait à l’idée de départ. Mais c’est quand même un processus de cinq ans; on ne s’est jamais retrouvés tous les quatre autour d’une table, on ne s’est jamais croisés les quatre ensemble, mais moi, j’y étais toujours."
Vous signez ici un film excessivement pudique où prime l’intériorité des personnages. Comment avez-vous abordé ce travail de suggestion avec les acteurs?
"Puisque je les connais tous très bien, ils étaient au courant de ce projet-là depuis des années. Comme ce sont des amis que je vois toutes les semaines, c’est assez difficile de ne pas travailler à l’avance avec eux. Je fais beaucoup de travail de bla-bla. Je leur dit ce que je vais faire et je suis assez précis dans mes affaires pour que ça ne change pas trop au moment du tournage. Pour l’orientation des personnages, c’est important pour moi de leur expliquer leur rôle dans l’histoire et quelle est l’ambiance générale parce qu’un film est un tout. Je parle beaucoup avec eux, c’est avec eux que je discute le plus sur le plateau."
Et ce sont des acteurs, pour la plupart, avec lesquels vous aviez déjà travaillé auparavant. Je présume que vous préférez vous entourer de gens de confiance, avec qui vous travaillez sur une base régulière?
"Oui, mais il y a des gens que je ne connaissais pas du tout et avec qui je voulais travailler depuis longtemps, comme Denis Bernard, par exemple. Sinon, j’avais travaillé avec presque tous les autres, au moins trois fois avec chacun. Même à l’écriture, c’était pour eux… Dès la première version, c’était clair pour moi que c’était Hugues Frenette qui allait jouer le frère [Léo], par exemple. Ce sont des acteurs que je suis depuis longtemps. Je les connais par coeur et je sais de quoi ils sont capables. Quand, à la base, tu leur donnes un rôle qui leur ressemble, ça donne toujours quelque chose d’intéressant. Ce n’est vraiment pas de l’anti-casting en tout cas."
Il y a beaucoup de non-dits dans ce film. On ne connaît pas le sort du père absent dans la famille de Marthe, on doit deviner les lieux où se déroule l’action et on tarde à connaître la nature du mal qui afflige Marthe. Il y avait donc une volonté, dans ce film, qui est, comme vous le dites, plutôt linéaire, à poser un voile de mystère sur cette histoire relativement simple?
"Je déteste les films qui nous disent tout. J’aime la suggestion et j’aime que les gens décident de ce qu’ils voient. Pour certains, le cheval [le personnage de Marthe voit une jument noire en rêve] représente la mort alors que, pour d’autres, il s’agit de la vie. Je trouve ça super puisque certains spectateurs sont aux deux extrêmes et que ça leur plaît tout de même. C’est parfait. De toute façon, à quoi ça m’aurait servi d’écrire: Québec, 1925? À rien. On suit un personnage, on ne sait pas si monsieur Dubé est veuf ou vieux garçon… On s’en fout. Ce que je voulais, c’était suivre le personnage de Marthe. C’est elle qui m’intéresse. Et quand le film se termine, on comprend tout sans avoir expliqué quoi que ce soit. Je m’ennuie dans les films qui soulignent tout au crayon. Le spectateur est capable d’analyser lui-même."
À la toute fin, la petite soeur de Marthe lui demande où elle sera lorsqu’elle sera morte. Marthe lui répond: "Dans tes souvenirs." Selon vous, qu’advient-il quand les souvenirs s’effacent?
"Je crois que les souvenirs ne s’effacent pas nécessairement. On n’oublie jamais tout à fait les gens qu’on aime. Cette réponse-là est très réelle car, malgré son âge, sa petite soeur se souviendra toujours des beaux moments passés avec elle. Ça ne s’effacera jamais. Au même titre que l’histoire du film est partie de la première soeur de mon père. Je m’en souviens parce que mon père et mes oncles m’en ont parlé. Tu vois, le souvenir ne s’est jamais effacé et c’est même devenu un film."
Le 31 août
Au Grand Théâtre