L’Ange de goudron : Noir et blanc
Avec son second long métrage, DENIS CHOUINARD signe un film politique très construit, qui part dans plusieurs directions. Une histoire d’exil, mais surtout un film plus conceptuel que passionnel.
Ça commence en plan large dans une mosquée: un lieu de prière, où les hommes se baissent pour embrasser le sol. Ça se termine par deux mains masculines en gros plan qui se ferment en poings. On passe de la soumission à la révolte: d’un groupe qui s’en remet au ciel à un homme qui découvre qu’il peut croire en lui. Entre les deux, il y a un cheminement, un film: L’Ange de goudron, le second long métrage de Denis Chouinard, qui a ouvert la 25e édition du FFM et qui commence sa vie en salle. Un film plus porteur de messages que d’émotions.
Ahmed Kasmi (Zinédine Soualem), émigré algérien depuis trois ans à Montréal, habite Parc-Extension avec sa famille. Il étend du goudron sur les toits par des températures de dingue et sa femme (Hiam Abass) est enceinte du troisième. Mais c’est l’aîné, d’une vingtaine d’années, qui pose problème: à la veille de recevoir ses papiers d’immigration, la famille Kasmi apprend qu’Hafid (Rabah Aït Ouyahia) fait partie d’un groupe d’activistes qui s’en prend aux instances gouvernementales, notamment en matière d’immigration. Parce qu’après un coup d’éclat son fils est passé dans la clandestinité et parce qu’il veut savoir, Ahmed part à sa recherche avec Huguette (Catherine Trudeau), la blonde du fils, tatoueuse amoureuse et forte en gueule.
Chouinard est un réalisateur politique; il a l’attention et la sensibilté pour transposer ses théories à l’écran. La vision est éclairante, l’angle est personnel et intègre, mélange de convictions politiques et de considérations artistiques. On avait pris Clandestins comme un coup de poing dans le ventre; on avait ressenti ce film comme quelque chose d’organique qui crachait une révolte bien saine, et qui, aux yeux de l’actualité, résonne encore de façon insupportable. Par contre, L’Ange de goudron surprend par son aspect polissé. Pas comme dans police – ça friserait l’insulte -, mais plutôt comme dans non abrasif. Le phénomène se remarque parfois. Après La Vie rêvée des anges, Érick Zonca a eu plus de difficultés avec Le Petit Voleur. Le film était bon; mais après une oeuvre enflammée, l’attente est haute. Là, c’est comme si Chouinard avait intellectualisé sa révolte. Comme s’il l’avait tournée dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle n’accroche plus. L’esprit contestataire, c’est comme le reste: plus on y travaille, plus il se ramifie et se complexifie. Mais on veut toujours appuyer au crayon gras – c’est le propre du cinéma politique -, même si l’on court plusieurs lièvres à la fois. Et c’est là, le problème du film. On a l’embarras du choix des thèmes abordés: déchirement personnel de l’exilé, indifférence des sociétés d’accueil, lourdeur de l’appareil de l’État, concept chambranlant de liberté démocratique dans les sociétés dites civilisées, appel à la tolérance, appel à l’activisme, vision du monde arabe, vision des groupes d’intervention, vision de la fille dans un groupe de gars, image de Montréal en métropole multiethnique, image du Québec vu par un étranger… Pas qu’un film doive être un gros monolithe unicellulaire; mais faire passer autant de concepts à travers des personnages, ça devient vite froid. C’est plus mécanique que passionnel.
Paradoxalement, Zinédine Soualem (Chacun cherche son chat, Peut-être, Mademoiselle) n’a jamais été aussi intense et, pour un premier rôle, Rabah Aït Ouyahia se défend très bien. Mais ils n’ont pas d’autre choix que de jouer les concepts ambulants, et leur histoire de survivance est écartelée dans les grandes idées universelles. Huguette n’est pas une fille, elle est l’image d’une certaine jeunesse… D’accord, il s’agit d’un film politique et non d’une fable humaine servie p0ur émouvoir. Les sujets abordés ne sont pas agréables à entendre, et devraient déranger tant sur le plan personnel que sur le plan social. Or, les symboles s’accumulent de scène en scène sans faillir, et les dialogues résonnent comme des pamphlets d’agit-prop sans, justement, venir nous bousculer.
Ce qui bouscule par contre, c’est le poids déstabilisant du scénario qui nous projette dans un futur immédiat. On sent que l’on pourrait facilement être à la veille d’un activisme plus musclé dans un Québec encore endormi: le scénario nous balance des bases socioéconomiques réelles, mais pose dessus des solutions encore inconnues ici, comme le groupe d’activistes CRISCO. Tout paraît arriver; et Chouinard va un cran en avant en envisageant une solution, une voie pour réagir.
Alors peut-être que ce n’est pas tant les grosses images-massues, surtout celles ponctuant le finale (avion, cérémonie de citoyenneté, poings, etc.) qui doivent rester en tête, mais plutôt les petits liens autrement plus marquants: superbe échappée dans le Nord, entre un Algérien paumé et une Montréalaise mal enguelée; un mini road-movie qui offre l’espace d’un hors-champ, qui permet d’imaginer la juxtaposition champs de neige et désert de sable dans l’esprit de l’émigré arabe. On s’attarde sur le rictus d’un flic, une marche sur un toit de grange la nuit, une partie de foot bien filmée; le père sur une passerelle au-dessus de la route. Et même si le symbole de la différence est clair, le noir (goudron poisseux) et le blanc (neige immaculée), il revient de temps à autre, sans trop d’insistance toutefois. Le but est précis: si on écrit avec de grosses lettres, ceux qui ont les yeux bouchés vont bien finir par voir quelque chose…
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