David La Haye : Meneur de jeu
Avec Un crabe dans la tête, d’André Turpin, film d’ouverture du 30e FCMM, DAVID LA HAYE veut amorcer un nouveau cycle dans sa carrière, et ne plus incarner l’éternel adolescent tourmenté et fragile. Rencontre avec un comédien en pleine possession de ses moyens, et un homme de 35 ans qui sait ce qu’il veut.
À 35 ans, David La Haye occupe une place peu commune dans l’imaginaire québécois. Acteur en demande, qu’on a surtout vu au cinéma, dans un pays dont le seul star-system passe par la télévision; comédien chevronné, qui, malgré ses 13 ans de métier, est encore étiqueté "jeune génération"; type ambitieux et fonceur, qui, la plupart du temps, a incarné de grands sensibles torturés; interlocuteur ne jurant que par la communication, mais plutôt secret, David La Haye est une contradiction ambulante. Une richesse qui, de Nelligan à L’Invention de l’amour, en passant par L’Enfant d’eau, Cosmos et Full Blast, a nourri des rôles témoignant d’une carrière conséquente.
Tout juste de retour du Festival de Namur, en Belgique, le comédien remet les pendules à l’heure: "Je suis très content de ce que j’ai fait avant, mais on peut considérer qu’il y a l’avant et l’après-Turpin." "Turpin", c’est André Turpin, réalisateur d’Un crabe dans la tête, film d’ouverture du 30e Festival du nouveau cinéma et des nouveaux médias, et dans lequel David La Haye incarne Alex, un photographe qui, après un accident de plongée dans l’océan Indien, se voit obligé de passer quelque temps à Montréal. Un aventurier de l’image qui, dans le privé, est incapable de dire non. Un gentil séducteur qui se moule aux désirs des autres, un Zelig des relations humaines qui, en voulant plaire à tous, finira par semer la pagaille dans la vie de ceux et de celles qu’il aime, et qui devra faire une sérieuse mise au point.
Qui est Alex? "C’est un type parfaitement normal, explique La Haye, il a tout pour être heureux, et il ne l’est pas. C’est quelqu’un qui a tout pour prendre sa place dans la vie, mais qui ne le fait pas. Il pourrait avoir de gros problèmes d’estime de soi ou de communication, mais ce n’est pas le cas. Il a tout pour réussir. C’est un bon gars, qui veut absolument plaire, et qui est incapable de confronter les autres."
Qui est David La Haye? Plus difficile à dire. On sait qu’à peine sorti de l’École nationale, en 1988, il a joué dans Dans le ventre du dragon, d’Yves Simoneau, et qu’il a rapidement imposé une présence forte et constante, dans plusieurs films marquants, ainsi que dans de nombreux courts métrages, où il incarnait une certaine fragilité masculine. Fébrile et concentré, le comédien parle d’abondance, mais sans se dévoiler, soucieux de bien faire passer son message: "Je ne ressemble pas aux rôles que j’ai joués jusqu’à maintenant, je suis beaucoup plus ouvert, plus solide. Si j’étais un athlète, j’aurais le corps, le coeur et la psyché pour courir le 100 mètres; mais on m’aurait fait courir le marathon. Alors, disons que, jusqu’ici, j’ai fait des personnages-marathons, mais ma force, ce sont des personnages de 100 mètres!"
De ses débuts au théâtre, dans L’Éveil du printemps, au Quat’Sous, à sa mémorable composition dans Dans la solitude des champs de coton, à L’Espace Go, il a marqué les planches montréalaises de son jeu à fleur de peau. Un aspect du métier qu’il a volontairement mis en sourdine depuis cinq ans. "Je l’ai fait pour pouvoir jouer dans certains films. C’est une position risquée parce que j’ai refusé des rôles au théâtre, sans savoir si j’allais avoir ceux que je convoitais au cinéma. Ici, on a un star-system qui tient à une vedette à la fois. En général, c’est un acteur, ou une actrice, qui a punché très fort à la télé, et à qui on offre tous les rôles. Ce qui n’a pas été mon cas. Alors, quand il y avait un rôle de héros ou de pouvoir, on l’offrait à d’autres acteurs. Moi, j’ai composé des personnages différents, en essayant de surprendre le plus possible, mais toujours dans un même spectre d’émotions. Alex, c’est un rôle charnière, qui m’a permis d’ouvrir sur une autre palette de mon jeu."
Le goût du risque
Rôle charnière dans la carrière du comédien, c’est aussi un rôle pivot, un personnage présent dans chaque séquence, et qui porte littéralement le film. Un rôle en or, qu’il a bien failli ne jamais tenir. "J’avais pensé à lui quand j’ai écrit le scénario, il y a trois ans, explique André Turpin, joint au téléphone. Et puis, j’ai changé d’idée, au point d’appeler le personnage Alexis, pour Alexis Martin; et puis, ça aussi, ça a changé. Au casting, j’ai vu une trentaine de comédiens autour de 25 ans, et je pensais que David était trop vieux pour le personnage. Mais il a été vraiment fort en audition, il m’a complètement déstabilisé: il était plus manipulateur, plus conscient du problème d’Alex, moins naïf." Sans même savoir encore s’il avait le rôle, David La Haye refuse alors un personnage principal dans une télésérie. "C’était un gros risque, dit-il, mais j’avais confiance dans ce projet, je croyais vraiment beaucoup à ce film."
Un pari qui a porté fruit puisque, dans ce rôle de caméléon, La Haye montre une nouvelle maturité, prenant son rôle à bras-le-corps, tout en lui imprimant un regard critique. "Sur le plateau, David est très minutieux et perfectionniste, confie André Turpin. Il est très concentré, et techniquement très précis. Il a apporté des idées, des scènes qui n’étaient pas dans le scénario. Si ç’avait été un autre acteur, le personnage aurait été très différent. J’ai rarement vu un comédien si conscient de son jeu. Moi, je laisse davantage les choses aller. C’est peut-être là qu’on est rentrés en conflit, au niveau du travail. Il avait une idée très nette de ce qu’il voulait, et tant qu’il ne l’avait pas, il demandait une autre prise. Il y avait une certaine bataille de pouvoirs par rapport à l’idée qu’on se faisait de la mise en scène du jeu. Par contre, une fois qu’il avait sa prise, il faisait tout ce que je voulais."
Le comédien abonde dans le même sens. "Je dis toujours au réalisateur: >Je propose et tu disposes.< J’arrive sur un plateau avec quatre ou cinq versions de la scène en tête. Ce qui m’insécurise, c’est un réalisateur qui me dit: >Je sais pas, qu’est-ce que t’en penses?< André sait exactement ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. On peut ne pas être d’accord, mais c’est très sécurisant. Faire un film, c’est un travail de collaboration. Il faut faire confiance, mais parfois, sur le plateau, je vais à la limite, parce que je sais que j’ai d’autres cartes dans mon jeu."
Reprenant une technique éprouvée dans Zigrail, André Turpin faisait deux prises supplémentaires: l’une, très froide, sans émotion; et l’autre, où tout était permis, improvisation totale. "La plupart du temps, ça ne donnait pas grand-chose d’utilisable, raconte le cinéaste, mais parfois, ça donnait quelque chose de très naturel, d’inattendu. Et, s’il était satisfait de son jeu, David devenait vraiment fou dans ces prises-là. Il s’amusait énormément, et il était très généreux. Il aime le côté ludique du jeu."
Bien qu’il y ait une légèreté et une aisance nouvelles dans le jeu de La Haye, l’intensité, qui a marqué ses rôles précédents, est toujours présente. Une intensité qui fait écho à l’implication avec laquelle il se plonge dans le tournage. "Quand je tourne, je ne fais que ça. Je suis quelqu’un qui aime la vie, qui côtoie beaucoup de gens, mais quand je suis en tournage, je suis assez moine. Je ne sors pas prendre une bière avec l’équipe, je reste chez moi, à préparer mes affaires. C’est une espèce d’éthique professionnelle." Admiratif, André Turpin confirme: "David, c’est un gars qui arrête complètement de vivre pendant le tournage. Il passe ses soirées chez lui à travailler, à répéter son texte. C’est assez remarquable."
Prise de parole
Porte-parole de la section jeunesse d’Amnistie internationale, David La Haye a aussi été, jusqu’à l’an dernier, porte-parole du Regard sur la relève du cinéma québécois au Saguenay, et l’instigateur de deux expositions de photos: Personnages urbains et Séduction urbaine. Un engagement social, politique ou collectif qui, pour celui qui voulut être journaliste, avant de devenir comédien, est un prolongement naturel de son métier. "Je cherche à ce que tout ça ait un sens. Pour les expos, c’était une passion pour la photo, mais aussi pour démontrer qu’on peut aller chercher de l’argent au privé, payer les artistes, et verser les dons du public à une cause sociale. Essayer de trouver des solutions aux problèmes, autant sociaux que celui de la diffusion des oeuvres. Le financement privé, c’est une réponse possible. Cela dit, je suis très satisfait de ce que font les institutions pour les arts. Entre les comédies légères et les films d’auteurs, je trouve que le cinéma québécois est très bien équilibré. Je ne suis pas de ceux qui vont cracher sur Les Boys…"
On sent, chez David La Haye, une volonté de donner à son travail une résonance plus vaste, un désir d’allier création et action publique, sans tomber dans le militantisme ou sacrifier le plaisir du jeu. "Le rôle d’Alex, c’est aussi une métaphore ludique de la perception qu’on a de l’homme québécois, notre côté bon gars, toujours poli, qui ne veut surtout pas offusquer. Cet aspect-là du personnage rejoint des choses plus générales que je veux défendre. Par exemple, que les artistes québécois devraient avoir la prétention de ce qu’ils sont. Pas être prétentieux, mais avoir la prétention d’être des artistes d’exception. Pour moi, les créateurs montréalais sont au même niveau que les New-Yorkais ou les Londoniens, et on a de la misère à s’afficher comme tels. Et ça, ça va avec l’estime de soi. On est entourés d’une culture dominante, et c’est pour ça qu’il faut avoir doublement la prétention d’être qui on est. Je veux dire des choses qui soient reçues par le plus grand nombre de gens possible. C’est pour ça que j’ai mis l’accent sur le cinéma, et un peu sur la télévision, mais pas trop, parce que je veux me garder libre pour le cinéma, et aussi rester vierge dans l’imaginaire des gens."
S’il est vrai que les grands acteurs se révèlent plus par ce qu’ils cachent que par ce qu’ils montrent, alors David La Haye est de cette trempe-là. Sur l’écran, en donnant à voir une part de mystère, d’autant plus riche qu’elle se combine à un jeu précis; et dans sa carrière, en évitant la surenchère, et en se remettant en question. "Depuis février 2000, j’ai fait une restructuration totale professionnelle. J’ai amorcé une réflexion sur la façon d’aborder mon métier. J’ai lu sur les techniques de jeu, par exemple, True and False, de David Mamet. Je suis aussi allé chercher des appuis professionnels pour accéder à des rôles différents. Après 13 ans passés à travailler dans un certain sens, j’avais épuisé les couleurs d’une certaine palette. Je suis très content de ce que j’ai fait avant, il ne s’agit aucunement de dénigrer ça, mais plutôt d’ouvrir sur autre chose. Ma force, en tant qu’acteur, ce sont mes champs d’intérêt dans le monde d’aujourd’hui: l’argent, le pouvoir, les médias. J’aime des films comme Wall Street, The Insider, Le Déclin de l’empire américain. J’aimerais incarner un avocat, un politicien, un financier, un héros historique. Mon plus grand désir, ce serait de faire un film de science-fiction, avec Lepage ou Villeneuve. J’aimerais aussi beaucoup travailler avec Arcand, parce que ses thèmes de prédilection me touchent."
Alors que ses prochains rôles, au cinéma, sont encore tributaires de projets en attente de financement, David La Haye a renoué avec le petit écran, en jouant dans trois épisodes de Fortier, et en tenant le rôle du duc d’Enghien, dans la mini-série Napoléon, produite par Depardieu, et réalisée par Yves Simoneau. Une première incursion dans l’international, qui, espérons-le, aura des suites. "C’est sûr qu’on travaille dans cette direction-là, répond un David La Haye diplomate…" À suivre.
En salle dès le 2 novembre