Nelofer Pazira / Kandahar : Au coeur des ténèbres
Cinéma

Nelofer Pazira / Kandahar : Au coeur des ténèbres

Journaliste canado-afghane, actrice et inspiratrice du dernier film de Moshen Makhmalbaf, NELOFER PAZIRA veut parler, raconter, expliquer son pays d’origine. Voyage dans une contrée qui n’avait pas d’image…

Pour celui qui rêve en faisant tourner sa mappemonde, Kandahar ressemble à Bagdad, Islamabad, Istanbul, Tamanrasset ou Irkoutsk: les mots sonnent comme des bijoux, ça sent l’encens, l’opium, le lointain et l’incertain. Ça roule de caravanes en aventures, de route de la soie en fantasme de mille et une nuits. Kandahar, avant le 11 septembre, c’était encore exotique. Les idéalistes doivent maintenant aller fantasmer ailleurs. Aujourd’hui, on ne rêve plus, on apprend. Et la découverte de la réalité écrase les petits délires personnels des idéalistes voyageurs de salon.

Les médias découvrent l’Afghanistan, et à travers eux, on gobe des images morcelées. On est friand, on veut savoir, on prend tout ce qui passe. Et on résume vite: l’Afghanistan? un pays montagneux qui cultive le pavot et le terrorisme. "L’Afghanistan n’avait pas d’image. Maintenant, il en a une, très négative. Les médias ont du mal à expliquer la complexité de ce pays." Elle s’appelle Nelofer Pazira, elle a 28 ans, elle est canadienne d’origine afghane, et elle joue le rôle principal dans Kandahar, dernier long métrage de Moshen Makhmalbaf.

Depuis la fin des années 80, les films de l’Iranien Makhmalbaf font chaque fois l’événement. Fer de lance de l’industrie cinématographique dans son pays, père de Samira (Le Tableau noir, La Pomme), adulé par les cinéphiles, il est un artiste, un militant, un de ceux qui savent dénoncer avec une caméra. L’Occident a découvert Salaam Cinéma (1995), Gabbeh (1996), Un instant d’innocence (1996), Le Silence (1998); et avec eux, s’ouvrait une autre porte sur une réalité moyen-orientale, paradoxale, parfois drôle, souvent amère, toujours sincère. Il a fait deux films traitant de la réalité afghane: Le Cycliste et Kandahar. Tandis que cette ville se résume dans les médias par "cité bombardée, repère des talibans", le Kandahar de Makhmalbaf est tout aussi invisible mais plus complexe, un Eldorado dont personne ne veut, une fin de voyage, un mirage qui ressemblerait à la porte d’entrée de l’enfer… Et c’est surtout une fiction très ancrée dans un vécu effarant, celui de Nelofer et de quelques autres.

Au carrefour des histoires
Partie avec sa famille de Kaboul, Nelofer Pazira arrive au Canada à l’âge de 16 ans, en 1989. Moncton, Montréal, Ottawa: la famille s’installe et la jeune femme étudie l’anglais, la littérature, l’anthropologie et la sociologie. Journaliste pour CBC, puis pour la Presse canadienne, elle devient aussi réalisatrice de documentaires. "À Kaboul, j’avais une grande amie, ma meilleure amie, raconte-t-elle. Quand nous sommes partis, on a promis de s’écrire. Après l’arrivée des talibans, ses lettres devenaient de plus en plus pénibles, jusqu’à cette missive, en 1998, qui me disait que je devais vivre pour deux. J’étais désespérée, je suis allée à la frontière afghane, et je me suis rendue à Téhéran voir Moshen Makhmalbaf, afin qu’il m’aide. Je savais qu’il était un cinéaste sérieux, et qu’il avait une vision compatissante. Je voulais des contacts pour la retrouver. Il ne pouvait pas m’aider, mais il posait beaucoup de questions, sur les coutumes, les costumes, il était frustré de la situation des réfugiés afghans en Iran. Je lui ai dit de prendre sa caméra et de venir faire un documentaire. Ça n’a pas été possible et je suis retournée au Canada." Deux ans après, le réalisateur lui demande de venir tout de suite à Téhéran, il veut faire un film sur son histoire, et il souhaite qu’elle joue le premier rôle. "Je n’ai pas les outils du jeu, je suis journaliste!" Pas grave. À la frontière irano-afghane, dans un camp de réfugiés, et durant trois mois, Makhmalbaf tourne Kandahar. Pas de scénario écrit, peu d’équipement, pas de rushs: on envoie les négatifs à Téhéran. On fait ce qu’on peut. "On rencontrait des gens, et ils apparaissaient dans le film. Comme ce Noir américain, converti à l’islam, ancien moudjahidin aujourd’hui désillusionné; comme ce petit garçon, qui chantait très bien, et qui est devenu le guide de l’histoire. Et cette femme qui va voir le médecin, on l’a trouvée dans le désert." La fiction est vite devenue du luxe: debout à 5 h parce que, sans électricité, il fallait filmer avec la lumière du jour, l’équipe de tournage se transformait quotidiennement en organisation humanitaire. Dans un camp de réfugiés de 5000 personnes, avec des gens qui arrivent sans cesse, affamés, malades, des enfants évanouis, des jeunes filles qui ne tiennent pas sur leurs jambes, et, même s’ils n’ont plus les montagnes pour les séparer, des tribus qui ne se parlent jamais entre elles: on ne dit pas "Moteur!" tout de suite. Pour être figurantes, les femmes devaient demander la permission au père, au mari et, dans le cas d’une vieille femme, au fils… Qu’est-ce que le cinéma pour un berger afghan réfugié? Il a fallu un tapis par terre, un magnétoscope et des films iraniens pour expliquer sa présence, pour convaincre les éventuels participants. Acheter de la nourriture, faire venir un médecin, parlementer sans cesse, et tourner enfin… "Je n’avais pas le temps de me regarder dans un miroir, explique Nelofer. Nous étions épuisés en nous couchant le soir; et quand personne ne mange à sa faim, c’est difficile d’avoir de l’appétit. Et j’avais peur. Mais il y a un dicton perse qui dit qu’après les pleurs, quand la douleur atteint une certaine limite, on ne peut que rire."

Par ses documentaires sur le Moyen-Orient, qui l’ont déjà amenée dans une école coranique de talibans, par ses trois mois de tournage, Nelofer Pazira a emmagasiné d’autres histoires de famine et de violence. Et Makhmalbaf en raconte aussi, au milieu des statistiques et des réflexions, dans un excellent article paru en juin dans le quotidien The Iranian, et qui vient d’être publié à Paris (voir Grandes Gueules, p. 12). Claire, précise, Nelofer veut convaincre, elle cherche à faire comprendre que l’Afghanistan qu’elle a connu enfant, dans un milieu aisé, celui qu’elle a aperçu en le quittant, fait de villages et de maisons d’argile, et celui qu’elle a vu dans les yeux des réfugiés, est un pays qui se vide, et qui se meurt de faim; et que, dans le film de Makhmalbaf, rien n’est inventé. "L’idée était de réveiller ce pays aux yeux du monde et aux yeux des Afghans. Avant le 11 septembre, on a envoyé des copies dans les territoires du Nord, mais les talibans ont dû les prendre. C’est un pays culturellement et économiquement dévasté." Triste, elle l’est deux fois plus quand on lui demande si elle a reçu des nouvelles de son amie. "Rien depuis un an et demi. Après Cannes, j’espérais que quelqu’un allait m’appeler, mais rien…"

CRITIQUE
La captive du désert
Au dernier Festival de Cannes, les critiques de cinéma sortaient de la projection avec une petite moue. Un peu trop esthétisante, toute cette misère; "très Nouvelles Frontières", a dit quelqu’un; c’est bien beau, les voiles colorés des femmes dans le désert, ça fait mode… Depuis, l’Afghanistan est sur la map, le film vient de recevoir un prix de l’UNESCO à Paris, et les journalistes se réveillent. Au FCMM, la semaine dernière, où le film a été projeté trois fois, et où les salles étaient combles, les spectateurs voulaient discuter avec l’actrice. Ils l’ont fait pendant une heure et demie. On n’avait jamais vu ça. Kandahar n’est plus un film de Makhmalbaf, c’est un événement qui vit un redoutable timing. Qu’importe qu’il soit maintenant impossible de le regarder avec des yeux candides, le film s’inscrit dans le présent avec intelligence: il est le maillon manquant dans la chaîne de l’information. Nelofer devient Nafas, elle va chercher sa soeur suicidaire à Kandahar. En route, Nafas croise des hommes et des femmes qui la font avancer sur le chemin, un peu plus loin dans la souffrance, le désert et le désespoir. Outre cette quête, il ne se passe pas grand-chose, il n’y a pas de montée dramatique: on ne progresse pas, on avance. Sans script en béton, on comprend que le film se regarde comme un road-movie, fait de scènes détachables au gré des rencontres: un petit garçon roublard, un médecin noir américain, des Afghans qui cherchent des prothèses, des héros de l’humanitaire qui ne savent pas quoi faire, des femmes qui vont à un mariage, seules dans le désert, et des enfants qui préfèrent étudier le Coran plutôt que de crever de faim. Kandahar, c’est un panorama un peu décousu, fait de scènes découpées qui colportent chacune un message, mais celles-ci sont aussi splendides que drôles et sordides.

Dans ses films, Makhmalbaf ne manque pas de piquant, voire de cynisme. En cherchant davantage l’élégance que le style, il sait éclairer les incongruités. Comment doit-on prendre cette image, frappante entre toutes, de prothèses qui flottent dans le ciel bleu, larguées par les avions? Une réalité filmée comme une absurdité, comme un Christ qui vole chez Fellini… Et ces femmes recouvertes de tchadors aux couleurs vives, dans la lumière impressionnante, au milieu des dunes, qui avancent en chantant une chanson un peu triste, c’est une scène aussi belle que sombre. Car même pour l’Iranien Makhmalbaf, l’Orient a des beautés vénéneuses, qu’un artiste ne peut s’empêcher de noter: des enfants qui apprennent le Coran, tous en blanc, et qui se balancent en rythme; des nomades de la même couleur que leurs charrettes; des femmes qui se font ausculter à travers un drap, sans parler à l’homme; ce perpétuel état de survie dans l’agitation du garçon, ce ciel trop immense… Si c’est l’homme qui veut faire passer un message, qui veut faire connaître et comprendre, c’est l’artiste qui a regardé. Les deux s’accordent dans Kandahar.