La Pianiste / Isabelle Huppert : De chair et de sang
Cinéma

La Pianiste / Isabelle Huppert : De chair et de sang

Sous tous les angles, La Pianiste dérange; dans chaque registre, ISABELLE HUPPERT est stupéfiante; dans les moindres recoins, l’intelligence perverse de Haneke fait mouche. Dissection.

On dit de lui qu’il regarde les humains comme on observe des insectes. À la loupe, avec minutie et sans passion. Mais Michael Haneke n’est pas seulement entomologiste, il est aussi chirurgien. Il dissèque, surtout pour voir ce qui cloche. La chair, le sang et tout autre fluide humain font partie de son analyse. Il observe l’apparence et les entrailles, la pensée et les circonvolutions du cerveau, le désir et le sperme. La violence et les êtres décalés l’intriguent surtout. Dans Code inconnu, il avait posé son regard sur les phénomènes de l’errance et de l’immigration; mais avant, il y avait eu Benny’s vidéo, 71 fragments d’une chronologie du hasard et surtout Funny Games, une bombe, un cauchemar insoutenable. Frôlant de peu les honneurs cannois, Haneke est monté cette année sur la scène avec La Pianiste. Et trois fois plutôt qu’une: les prix d’interprétation pour Isabelle Huppert et pour Benoît Magimel, et le grand prix du jury. Trio d’enfer, consistant et mérité.

La Pianiste n’est pas quelque chose d’agréable à regarder. Ce n’est pas un plaisir facile, mais une réflexion lucide et exemplaire sur l’humanité. Qui dit lucidité, entend désespoir. L’utopie d’un état heureux n’existe pas dans le cinéma de Haneke. Avec La Pianiste, cette réflexion passe dans l’entonnoir des sentiments amoureux et du désir. Et tout est concentré dans la frêle silhouette d’Isabelle Huppert, toujours plus impressionnante et, si cela est possible, immensément glaciale. "Il y a des nuances dans cette palette de froideur, rectifie-t-elle, depuis Paris. Ce personnage est autant agressif qu’agressé, autant victime que bourreau. J’ai souvent joué l’un ou l’autre, mais rarement un personnage aussi complet." Elle personnifie Erika, la quarantaine, professeure de piano respectée au Conservatoire de musique de Vienne. Elle n’est pas la pianiste que sa mère (Annie Girardot), tyrannique, aurait voulu qu’elle soit. Névrosée, frustrée et immature, Erika fait prendre à sa sexualité des chemins morbides (automutilation, voyeurisme, cinéma porno et peep-show), jusqu’à ce qu’un de ses élèves, Walter (Magimel), lui fasse une cour effrénée. Le beau gosse pousse une porte sans savoir le bazar qu’il va trouver derrière.

Le film est tiré du roman d’une Autrichienne, Elfriede Jelinek, aussi intellectuelle et froide que son compatriote réalisateur. "Je n’ai pas lu le roman, explique Huppert. Il fallait d’abord se remettre de la lecture du scénario. Parce que les scénarios de Haneke sont très évocateurs. À la limite, ils sont presque plus difficiles à lire qu’à jouer. Il a une mise en scène assez laconique, en fait; il laisse plus imaginer qu’il n’en montre." Comme souvent chez Haneke, avec de longs plans, à peine mouvants et toujours insistants, on vient constater l’étendue des dégâts. Le mal est déjà fait, il est impossible de soigner, de panser, de consoler. La carapace d’Erika est trop épaisse; sa douleur est trop profonde; sa mère est trop atteinte; la société est trop cloisonnée, et la grand culture viennoise, trop prétentieuse. Et notre mal vient du fait qu’on espère toujours une amélioration, quelle qu’elle soit. Mais Haneke enfonce le clou. Même dans sa détresse finale, Erika n’est pas aimable. "C’est une hypothèse de femme, elle est un concept incarné, précise l’actrice. Erika Kohut est une proposition en devenir, qui fait circuler à la fois du féminin et du masculin – d’une manière extrêmement maladroite et brutale -, et qui essaie de mettre en place un modèle qui la satisfasse, parce qu’elle pressent dans les relations qu’elle imagine entre les hommes et les femmes que quelque chose pourrait la détruire. Elle met en place un dispositif qui, éventuellement, la sauverait, mais qui va la condamner. Walter incarne à la fin ce qu’elle craignait qu’il ne devienne – ce qu’il est, finalement: un jeune homme un peu coq, un peu séducteur. Un peu dangereux, quoi!" Avec cette idéologie rigoriste infernale, Erika lance à Walter-Magimel: "Je n’ai pas de sentiments, et même si un jour j’en ai, ils ne triompheront jamais de mon intelligence!": orgueil grandiose, paradoxe ambulant qui ressemble à celui d’une autre proposition féminine, Mademoiselle Julie. "Erika ne réussit pas à triompher, tout concourt à la faire submerger par ses sentiments. Elle n’a plus aucune intelligence." Et ce plan final est presque aussi douloureux pour elle que pour nous…

Huppert, qui joue ici le rôle le plus tordu de sa carrière, était l’Erika idéale. Sans maquillage, son imperméable Burberry’s bien ajusté, ses chaussures plates, son foulard: elle est un concentré de conformisme. Elle est aussi, comme l’était Le Troisième Homme durant la guerre froide, à la fois idée humaine et référence sociale: rejeton d’une époque où l’on devait canaliser chaque pulsion, les ordonner comme des notes sur un clavier; somme des relations humaines atomisées; solitude sociale incarnée… Un rôle hard? "Le mot est à double tranchant pour ce film! Ce n’est pas un film hard, mais c’est en effet un rôle dur. Et j’ai eu besoin d’être rassurée pendant le tournage, j’ai appelé des amis une fois ou deux. Malgré toute la confiance qu’on peut mettre en quelqu’un – et ce n’est pas de la confiance que j’ai en Haneke, c’est de la croyance -, cela n’exclut pas la méfiance. Heureusement, c’est une manière de préserver son intégrité… Entre acteurs, dans notre travail, on ne montrait pas nos doutes et nos failles. Et c’est comme ça qu’on a pu faire le film, tous les trois. Mais il n’y a jamais de choses difficiles à jouer dans un film comme celui-là, laisse-t-elle tomber comme une évidence. Uniquement le plaisir. Ce ne sont pas des difficultés déplaisantes. C’est un peu comme si on gravissait une montagne et que, de temps en temps, on s’arrêtait pour regarder le paysage. On est constamment recompensé de l’effort."

Dans cet effort commun, Magimel est étonnant, solaire, éclatant de vitalité; et Annie Girardot fait presque trembler d’effroi, dans ce come-back d’outre-tombe. Huppert est magistrale, capable de dévoiler ses fêlures juste par un clignement d’oeil (quand elle écoute l’audition de Walter). "Ce qui fait progresser un acteur, c’est une conjoncture un peu miraculeuse, une rencontre entre un réalisateur et un acteur. Je pense qu’un metteur en scène se met en scène lui-même. Et il y a des films dans lesquels cette alchimie opère plus que dans d’autres. À l’évidence, dans La Pianiste, il y a une fusion: il a su quelque chose de moi que je n’imaginais pas qu’on pouvait savoir à ce point-là…"

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