Mulholland Drive : Vide magistral
Cinéma

Mulholland Drive : Vide magistral

Ce qu’il y a de bien avec David Lynch, c’est que sans être fan, on peut décortiquer ses films à loisir. La matière est toujours dense. Il y a du stock, même quand on ne comprend rien à rien. Coup de bol, cette fois-ci, la densité satisfait presque autant les sens que la logique.

Ce qu’il y a de bien avec David Lynch, c’est que sans être fan, on peut décortiquer ses films à loisir. La matière est toujours dense. Il y a du stock, même quand on ne comprend rien à rien. Coup de bol, cette fois-ci, la densité satisfait presque autant les sens que la logique. Ce qui, jusqu’alors, n’était pas toujours le cas: on suivait difficilement les aléas de Twin Peaks; à l’inverse, le sens prenait toute la place de The Straight Story; et dans Lost Highway, on perdait carrément la carte dans une nébuleuse incompréhensible. Avec Mulholland Drive, long métrage rescapé de la télé et prix de la mise en scène à Cannes, on retrouve un cru bien dosé, comme celui de Blue Velvet. Enfin, presque.

David Lynch aime construire des prototypes, imaginer LE film charnière qui n’existerait que pour être l’initiateur d’une tendance, le fer de lance d’un genre. C’est gonflé, mais le talent peut éponger l’ego de la démarche. Comme il avait voulu réévaluer le road-movie (Wild at Heart), le film noir du futur (Lost Highway), le voici à vouloir faire entrer dans une bouteille Hollywood-à-l’heure-du-XXIe siècle. On se souviendra toujours de Chinatown pour L.A.: voici Mulholland Drive pour Tinseltown, grandeurs et décrépitudes au programme. Bien qu’on puisse toujours trouver mille interprétations aux fantasmagories lynchiennes, l’unité hollywoodienne de Mulholland Drive est évidente, autant dans les personnages que dans la structure, hachurée à souhait pour faire ressentir et ressortir les vibratos de cette ville. Qu’aurait été Hollywood sans une blonde ingénue en twin-set (Naomi Watts); une brune femme fatale (Laura Elena Harring); un réalisateur au goût du jour (Justin Theroux); une étoile ternie (Ann Miller); un mafieux qui tire des ficelles (Dan Hedaya); une chanteuse latino; un cow-boy et un nain? Les personnages s’articulent autour de scènes-clés, et surtout autour des deux jeunes femmes, composite bipolaire de l’actrice hollywoodienne. Au coeur de ce fantasme outrageusement cliché, le corps et le jeu sont les deux atouts majeurs, et les pivots du film: la scène de cul et l’audition sont donc particulièrement soignées. L’audition est d’ores et déjà une scène d’anthologie, et Naomi Watts est surprenante. Quant à la scène de lit, c’est du très chaud. À moins que l’érotisme ne soit maintenant si rare au cinéma qu’on se mette à papillonner dès que les choses sont bien mises en scène…

Hollywood selon Lynch se répercute dans les dingos de passage, les flashs instantanés (c’est quoi, ce monstre noir qui vient nous angoisser au détour d’un diner?), et dans toute la construction du film, jusque dans les moindres détails. On comprend avec la blonde Betty, Alice au pays des mille et une nuits dès sa rencontre avec la brune Rita, que l’on va tomber derrière le miroir. On va basculer dans le puits qui aspire toutes les envies. Théâtre miteux, soirées fantasques, tourbillon où la pensée ordonnée et la moralité (oui, oui) se désagrègent. Le rêve de Betty devient un cauchemar, un vrai. Sans logique, ni soutien, on coule dans la vase, l’ambiance gommeuse où rien n’est fluide (surtout pas les gouttes de mercure en gros plan). Ça sent la fin de party perpétuelle, le fond de cendrier au petit matin, le malsain baroque. On perd les pédales; et Lynch n’en finit plus de saturer l’écran avec une surenchère de métaphores de plus en plus opaques. Une clé bleue, des petits bonshommes sous la porte et autres indices à la Lewis Caroll sont dignes d’intérêt. À nous de trouver lequel… Comme ceux qui veulent dénoncer la violence par la violence, Lynch fait le tableau du vide par le vide. Hollywood, ce grand vortex où l’on peut se perdre? Nous nous y perdrons aussi. C’est très beau, voluptueux et hyper chargé, mais ça reste une fenêtre ouverte sur un grand vide.

Vous me direz que la satisfaction des sens n’est pas si commune, qu’on peut bénir ce créateur d’ambiances, un des seuls capables de faire rêver et de flanquer la trouille à une armée de spectateurs endurcis (saluons encore une fois la musique de Badalamenti). Mais si l’on veut bien monter à bord du train fantôme encore une fois, ce n’est cependant plus la peine de pousser de hauts cris…

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