L'homme qui n'était pas là : Le faux coupable
Cinéma

L’homme qui n’était pas là : Le faux coupable

Quand on pense aux films de Joel et Ethan Coen, il faut sortir l’album de famille: ce grand flanc mou de Lebowski, son pote Goodman en treillis; Buscemi en tueur et le ventre de Frances McDormand dans Fargo; Turturro torturé dans Barton Fink; et puis Newman dans The Hudsucker Proxy, Cage dans Raising Arizona… L’intrigue décape, et la mise en scène assure, certes; mais retrouver les personnages du monde coénien est un bonheur presque plus grand.

Quand on pense aux films de Joel et Ethan Coen, il faut sortir l’album de famille: ce grand flanc mou de Lebowski, son pote Goodman en treillis; Buscemi en tueur et le ventre de Frances McDormand dans Fargo; Turturro torturé dans Barton Fink; et puis Newman dans The Hudsucker Proxy, Cage dans Raising Arizona… L’intrigue décape, et la mise en scène assure, certes; mais retrouver les personnages du monde coénien est un bonheur presque plus grand. Il y a du Norman Rockwell (déjanté) dans le tracé; les seconds rôles n’évoluent jamais dans le flou. Ils ont tous une colonne vertébrale et de la substance. Dans L’homme qui n’était pas là , prix de la mise en scène ex æquo à Cannes avec Mulholland Drive, le rapport aux personnages est d’autant plus aisé qu’on les connaît déjà tous par coeur. La voix fatiguée d’Ed Crane (Billy Bob Thornton, son meilleur rôle), coiffeur dans une petite ville de Californie, est familière; et on a déjà vu ses rides et ses yeux qui se plissent sous les volutes de cigarettes, et son mutisme qui va de pathétique à mystérieux. Il est le loser qui va trébucher par inadvertance. On a aussi rencontré sa femme, Doris (Frances McDormand, impeccable comme toujours), apparence soignée mais sourire las à la Dorothy Malone, le regard intelligent et fatigué, qui trompe l’ennui et son mari; et puis l’avocat grande gueule (fabuleux Tony Shalhoub), le suintant petit magouilleur (Jon Polito), la brute candide (James Gandolfini), la jeune première un peu mièvre (Scarlett Johansson), et le beau-frère (Michael Badalucco), imbécile heureux et verbomoteur. Et que dire du père de la jeune fille, paternité inconsistante qui se balance sur la galerie, un pilier dans la galaxie américaine et un personnage croisé dans mille et un autres films et romans noirs…

Joel Coen adore Shadow of a Doubt, d’Hitchcock, ainsi que l’auteur James M. Cain. L’intrigue de L’homme qui n’était pas là se passe à Santa Rosa, la ville poussiéreuse où débarque Joseph Cotten, l’oncle inquiétant de L’Ombre d’un doute; et Thornton est aussi pris au piège que Fred MacMurray dans Double Indemnity: ce n’est pas un scoop, les Coen craquent pour le noir (Blood Simple, Arizona Junior, Miller’s Crossing), mais c’est la première fois qu’ils se moulent à ce point-là au polar classique américain des années 40. Tout y est: les personnages les plus insignifiants sont des dissimulateurs, les embrouilles restent nébuleuses, la combine est forcément bidon, et, en toile de fond, la jungle sociale est réaliste et analysée de façon critique, voire cruelle. Les Coen n’ont pas voulu du néo-polar, du pulp et d’autres déviations actualisantes; ils s’en sont tenus à la recette vintage, avec un penchant pour la fausse nonchalance, l’apparente bonhomie à la Hitchcock plutôt que pour le drame sombre avec femme fatale et meurtres en série à la Chandler.

Le film noir est un genre où tous les films ont de l’importance car, bizarrement, même les plus mauvais sont unis dans la construction de cette catégorie increvable. Et celui-ci, particulièrement bien filmé, est une belle pièce. Tourné en négatif couleur par le fidèle Roger Deakins, puis développé en noir et blanc, L’homme qui n’était pas là est vraiment un délice pour l’oeil, avec ses éclairages doux et laiteux (on garde la lumière dramatique pour les scènes finales), des gris souris avec une touche brumeuse, et le brouillard de chaleur qui enveloppe la petite ville, les personnages et leur capacité à penser clairement.

À rendre hommage, on ne renie rien. Un style reste un style. Il y a là quelques drôleries, une cruauté déguisée, et un désespoir récurrent dans tous les films des Coen. Et tout ça est balancé avec beaucoup de finesse. On peut appeler ça de l’humour noir.

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