Vidocq/Pitof : Cinéma sous influence
À culture composite, cinéma d’amalgame: de France et d’ailleurs, le produit film est devenu un drôle de panaché entre la haute technologie, la culture enfantine, l’histoire et le grand spectacle. Impressions.
Tout a commencé avec Diva en 1981. On sentait une esthétique nouvelle, une structure poétique différente, un rien techno. Et puis, il y a eu Delicatessen (1991), Les Visiteurs (1993), Dobermann (1997), Astérix et Obélix contre César (1999), et Messenger: The Story of Joan of Arc (1999), de Besson. Et en cette première année du nouveau millénaire, les Français se sont déchaînés: l’Évangile selon Jeunet, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, et Les Rivières pourpres, Le Pacte des loups, Belphégor. Dernier, mais non des moindres: Vidocq, de Pitof, ouvre cette semaine le Festival de Rouyn-Noranda et sort dans plusieurs salles. Pourquoi mettre tous ces films, différents à bien des égards, dans le même panier? L’utilisation des effets spéciaux, le goût de la technologie made in France les relient, évidemment; mais aussi le désir du grand spectacle, du divertissement façon cirque, et l’ambition du super populaire gadgétisé. Et parce qu’au moins trois films cette année présentaient une vue de Paris en plongée, reconstituée par ordinateur, avec un ciel dramatique.
On a créé une excroissance au cinéma – et peut-être une nouvelle écriture – que l’on pourrait appeler "amalgame techno", ou "authentique et toc", ou encore "futuro-mondo clip"… Si le nom n’est pas breveté, les symptômes sont clairs: montage à la limite de la résistance rétinienne, feux d’artifice de couleurs, de sons et d’effets spéciaux sophistiqués, trame simplissime, création d’un univers sous cloche, sans échappatoire, et brassage culturel de genres, d’époques et de lieux. Violence et sexe en sus. Mot d’ordre: amusement. Plus encore que les autres, ces films demandent l’adhésion totale du spectateur: pour y croire, il faut la foi. Une foi souvent très enfantine, très candide… Bienvenue à Ludicoland.
Première constante: la technologie numérique donne des ailes et permet à l’imaginaire des cinéastes de s’envoler. On s’éloigne de plus en plus du réalisme. Mais, paradoxalement, au lieu de filer vers le futur et le non-figuratif, les artistes posent leur sujet dans le concret, l’humain. Il faut tout montrer, en détail: réalisme sanguinolent des Rivières pourpres, réalisme rococo d’Amélie. Fallait-il voir la bête du Gévaudan, le visage de l’alchimiste dans Vidocq? Même les mangas comme Final Fantasy tendent vers la ressemblance humaine. "Aujourd’hui, on a enfin les moyens de ne pas s’emmerder avec la technique", résume Pitof depuis Paris; lui, le grand maître des effets spéciaux en France (il a participé à tout, de Delicatessen à Alien) et réalisateur de Vidocq (déjà deux millions d’entrées en France). Premier film au monde en numérique haute-définition, Vidocq est une méga-production basée sur un scénario de Jean-Christophe Grangé (aussi auteur et scénariste des Rivières pourpres), qui part d’un héros réel: Vidocq, roi des bagnards devenu fin limier pour la police. Ici, Vidocq/Depardieu cavale après un fou sanguinaire, un alchimiste sans visage. On embarque, on accepte tout: le rêve, les cauchemars et l’absurde (Depardieu virevoltant comme Chow Yun-Fat). On fait partie du film. Pitof parle de proximité au sens littéral: "Quand on me manipule, moi j’adore." Un point pour la grand-messe, zéro pour le recul critique. Voyage fantastique d’un Méliès sur hormones, extrapolation à partir des tableaux de Gustave Moreau, architecture organique d’un bédéiste comme François Schuiten (Urbicande), monde vicieux et glauque des bouquins de Grangé, univers clos et à obstacles des jeux vidéo, de type Tomb Raider: Vidocq puise un peu partout, mais avec excès. C’est à la fois somptueux et difficilement supportable. Brillant et bébête.
D’où la seconde constante: l’hybridité. On est à l’heure des cocktails. Tous les arts au même niveau, toutes les époques télescopées. Ça démontre une culture élargie (et ambitieuse) que l’on veut accessible: le Paris d’aujourd’hui, la loupe de Prévert et la mise en scène clip pour Amélie; bédé et effets spéciaux pour Astérix; retour vers le futur pour Les Visiteurs; fantastique, série télé pour Belphégor; film noir et fantastique pour Les Rivières pourpres, série B, jeux vidéo et vieille légende pour Le Pacte des loups, etc. Influences majeures du moment: Matrix, le XIXe siècle, le kung-fu et les jeux vidéo. "J’ai voulu changer le rapport des gens à l’écran, plonger le spectateur dans un univers. En règle générale, quand l’objectif fait le point dans l’image, c’est pour donner de l’importance à ce point. La caméra haute-définition numérique retire cette règle-là: tout est net; ce qui fait que le film peut être fatigant à l’oeil. Comme dans un jeu vidéo, c’est à nous de faire le choix." Nouvelle écriture ou nouveau jouet? Avec une caméra grosse comme le poing, vive dans ses mouvements mais peu sensible aux expositions extrêmes, on ne travaille pas de la même façon qu’avec une caméra traditionnelle et de la pellicule 35 mm. Les définitions d’un travelling ou d’un champ/contrechamp (inexistants dans Vidocq) subissent donc un lifting. Faut se faire une raison, Pitof ne s’embarrasse pas: "La caméra, c’est le symbole du cinéma, mais il faut qu’elle disparaisse, c’est l’objet le plus chiant sur un plateau."
Troisième constante: prendre les spectateurs pour des enfants émerveillés qui ont une carte accès illimité aux manèges de Disneyland et qui ne comprennent que des personnages simples. "Mes personnages sont entiers, comme des personnages de bédé, reconnaît Pitof. Vu la cadence du film, les acteurs n’ont pas le temps de montrer plusieurs facettes. Depardieu, Canet, Inès Sastre ont un ou deux rictus chacun. Seul André Dussollier, en policier, montre un peu plus de finesse. La plupart sont des films sous influence, issus d’un métissage de genres et d’arts divers. Ils ne génèrent pas un style, ils n’inventent pas: ils présentent une mixture facile à digérer. Mais la France n’a pas l’apanage de l’amalgame. Moulin-Rouge, Gladiator et quelques autres répondent aux mêmes points. En gros, chaque genre cinématographique s’est vu revampé, dopé, additionné de muscles, de couleurs, de bruit. (Avez-vous remarqué? Dégainer une épée fait maintenant un bruit de néon qu’on allume; et tourner la tête génère un son de vent, un "oumph" un peu électrique.) Aujourd’hui, notre réalité est un composite d’images filmées, pixellisées, télévisées, diffusées: normal que ce kaléidoscope se retrouve au grand écran. "Remplir l’écran par des choses vides? dit Pitof. On n’est plus dans le plan-séquence avec des gens qui bâillent! On aime bouger." Bougeons donc, même dans le vide… Et ce n’est pas fini: Christophe Gans (Le Pacte des loups) travaille à faire revivre Bob Morane; et Jan Kounen (Dobermann), le soldat Blueberry. On commencera à s’énerver quand l’un d’eux touchera à San-A…
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