Va savoir : En quête de séduction
Cinéma

Va savoir : En quête de séduction

Quand six personnages entrent en scène pour un rondeau classique; quand des acteurs brillants s’amusent au jeu de l’amour et de l’attrape coeur, quand sur les chemins de traverse, c’est Jacques Rivette qui sert de guide: Va savoir est un excellent titre…

Deux heures et demie de chiffon de soie. De la mousseline avec une légère armature. Ça ne peut pas être pesant… et pourtant, deux heures et demie de chassés-croisés sentimentaux et théâtraux dans un Paris printanier avec Rivette aux commandes, on sent déjà des mines qui se renfrognent. Pas de la romance compliquée sentant la naphtaline, pas du boulevard pompier, pas encore de la Nouvelle Vague réchauffée et déconnectée! Déridez-vous, ça sent le frais, et ça fait du bien. Léger, on vous dit. Au milieu de la "branchitude", de l’à-peu-près grossier, de la farce épaisse et du bruit, existe donc toujours un cinéma destiné aux adultes, dans le sens intelligent du terme: c’est-à-dire un cinéma où la réflexion s’allie à la fantaisie, où il n’est pas mauvais d’avoir vécu pour pouvoir s’amuser de quelques situations, et où l’élégance est une vraie figure de style. Comme Alain Resnais avant lui avec On connaît la chanson ou Shohei Imamura avec De l’eau tiède sous un pont rouge, Jacques Rivette se permet un rondeau; le jeu complet de la séduction dans un film délicieux, aussi bien dans le sujet abordé que dans la visibilité accordée depuis Cannes. Quand les papys nous f0nt les yeux doux…

Jacques Rivette, 73 ans, a été l’un des premiers critiques des Cahiers du cinéma à passer à la caméra. Dans son parcours personnel et atypique, il a toujours flirté avec la durée, préférant de longs, voire très longs films où il pouvait à loisir disserter sur le genre humain, sur le théâtre, les secrets, les caprices de l’amour et Paris. Il faisait ça avec précision et sérieux. Après le marquant Céline et Julie vont en bateau, on retient La Belle Noiseuse, Jeanne la Pucelle, Haut bas fragile et Secret Défense. Ces derniers étaient scénarisés, comme Va savoir, par l’écrivain Pascal Bonitzer. Mais le mystère opaque de certains de ses opus s’éclaircit d’un coup: Va savoir serait du Rivette pour ceux qui ont eu du mal avec Rivette, du Rivette pour débutants. Retour à la case départ, mais avec tout le bagage accumulé.

On pourrait raconter l’histoire, où trois hommes et trois femmes se croisent à Paris à la belle saison; où l’amour n’est jamais une certitude mais toujours une possibilité nouvelle; et où le théâtre est encore une fois très utile pour s’expliquer. Une actrice lumineuse traverse le film avec une grâce infinie, tantôt clown (elle a même le costume à losanges), tantôt enchanteresse: Camille (Jeanne Balibar) revient d’Italie pour jouer à Paris du Pirandello sous la direction de son beau, Ugo (Sergio Castellitto). Là, elle veut revoir son ex, Pierre, un philosophe prévisible (Jacques Bonnaffé). Ugo râle, sa pièce jouée en italien n’attire pas les foules et sa belle vagabonde. Il se plonge dans la recherche d’un Goldoni perdu, et dans le flirt délicat avec celle qui pourrait l’aider à trouver le manuscrit mystérieux (Hélène de Fougerolles). Cette dernière a un frère, qui lui aimerait bien que la femme du philosophe soit à lui… La caméra fait valser tranquillement six personnages en quête, non pas d’auteur comme chez Pirandello, mais simplement en quête. Car le but importe moins que le chemin à parcourir. Et si le désir seul valait l’aventure? Et s’il n’y avait rien derrière le mystère, devrait-on quand même tenter de l’élucider? Peut-on se permettre de désirer quelque chose qui n’existe qu’en rêve? La donne est charmante, presque féminine. De la philosophie de boudoir. Et le bonheur du film tient dans cet équilibre peu évident entre les envies pas très claires des personnages et la sûreté avec laquelle on les décrit. Cela revient à peindre un nuage ou une vague: Rivette dessine du mouvant avec netteté.

Sans l’appui du théâtre, l’assurance aurait été cependant moins grande. Là, l’incertain est guidé par les allers et venues entre la scène et la rue, orientant nos appréhensions comme les pas des personnages, dans une armature très classique. Car tout ceci est éminemment rigoureux et classique: on pense un peu à Goldoni, mais surtout à Marivaux, à Feydeau et au Songe d’une nuit d’été: les rencontres subtiles de Balibar et de Bonnaffé, si finement écrites; les monologues de Camille; les alliances féminines, les envies d’adultère qui resteront en suspens et les intérieurs biscornus, avec beaucoup de portes, de niveaux et d’escaliers où l’on peut se perdre. On a l’impression que tout ce beau monde erre, mais juste par la structure, il est évident qu’il n’y aura aucun hasard. Pas de destin non plus, juste du mouvement soufflé par l’insatisfaction et la curiosité des personnages, juste une balade orientée vers la grille du théâtre. Et les esprits confus au départ s’éclairciront au fur et à mesure de leurs rencontres. On commence sur scène, on termine aussi sur scène, où chacun retrouve sa chacune. Entre les deux, Balibar mène le bal; mais elle est une Titania gaffeuse et fraîche, un elfe qui grandit un peu trop vite. Une actrice merveilleuse (et magnifiée chez Rivette; comme l’a été Sandrine Bonnaire avant elle), superbement secondée par Bonnaffé, bien au chaud dans son hermétisme, et Castellitto, toujours aussi séduisant dans sa lassitude.

En fait, il n’y a rien dans ce film de très surprenant, ni de particulièrement nouveau; mais c’est comme si la rigidité de la structure fondait devant le charme. Ce sont les notes avant le papier à musique. Et si, dans la longueur, on se laisse aller, comme Camille, à vagabonder parfois dans son for intérieur, des points d’orgue délicieux reviennent nous surprendre, et ont un effet d’entraînement si séduisant qu’en y repensant, on en sourit d’aise. Imaginez un duel entre deux hommes de lettres dans les cintres d’un théâtre, prêts à tout pour la frimousse de Camille. En guise d’armes, ils ont les mots et de la vodka. Aussi gracieux que loufoque. Imaginez aussi la pudeur (incroyable sous nos climats actuels) d’un Castellitto, complètement sous le charme de la belle de Fougerolles, que l’on voit se retenir jusqu’au bout pour ne pas craquer. La retenue, la fausse désinvolture, trois pas en avant et deux pas en arrière: qu’importe si la musique est classique tant qu’on peut fredonner l’air…

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