Le pornographe : États d'hommes
Cinéma

Le pornographe : États d’hommes

Avec la porno en symbole, au moment précis où un père cherche à terminer sa vie, et où un fils désire lui donner un sens, BERTRAND BONELLO trouve le ton pour parler du dialogue, du mensonge et du silence. Personnel.

Bertrand Bonello, la jeune trentaine, vit au rythme de ses migrations depuis cinq ans. Un coup en France, un coup au Québec, il traverse continuellement l’océan pour retrouver le charme de l’autre contrée. En somme, il est plus ambivalent que le personnage de son premier film, Quelque chose d’organique, qui avait réussi à quitter sa douce France pour s’établir à Montréal. On se souvient d’une première oeuvre tièdement accueillie qui péchait peut-être par son trop-plein d’ambitions et une certaine rigidité dans la mise en scène. Bonello a fait du chemin depuis et il s’en ressent. Au milieu d’une conversation, il prononce une phrase anodine qui résume sa nouvelle démarche: "Au lieu de filmer un scénario, j’ai de plus en plus envie d’arriver à filmer des états." Sa sensibilité se révèle pudique et bouleversante.

Le Pornographe est construit en trois mouvements de réclusion autour d’un père et d’un fils. C’est le récit d’un homme ou peut-être deux, qui se demandent comment conjuguer leurs convictions aux compromissions, comment exister en restant dignes. Ils traversent une crise, l’un ne sachant comment commencer sa vie, l’autre ne sachant comment la conclure. C’est l’histoire d’un père et d’un fils étrangers l’un pour l’autre car, quoi qu’on en dise, la traversée se fait toujours en solitaire. Dans cet isolement, le dialogue est utopique, déclare Bonello: "Je pense que la discussion n’est pas possible entre eux. À un moment donné, le fils dit à son père que lorsque sa génération descendait dans la rue, c’était une fête; alors que pour la génération d’aujourd’hui, c’est une défaite. L’un ne peut pas vraiment aider l’autre. Le père répondra à son fils: "Voilà, moi j’ai fait ça. Toi tu feras ce que tu peux." Je voulais éviter les longues scènes explicatives. Il n’y a pas de côté paternaliste, ça devient presque deux hommes qui marchent côte à côte."

Porno pro
Et puis, il y a ce titre qui titille. À la simple évocation du mot "porno", les antennes se hérissent. Avec une spontanéité toute réductrice, certains crient à l’opportunisme, alors que d’autres flairent silencieusement l’occasion de se rincer l’oeil. Les deux parties seront déçues. Ici, être pornographe, c’est un métier: ça s’apprend, ça se travaille. C’est un métier honteux, peut-être (le personnage cache la vérité à son fils), mais c’est celui de Jacques Laurent (un Jean-Pierre Léaud superbe, aussi juste qu’émouvant), la cinquantaine tranquille, qui, pour des raisons pécuniaires, se voit obligé de reprendre du service auprès des acteurs dénudés (notamment les harders Ovidie, HPG et Titof). Alors il empoigne son savoir-faire, comme d’autres empoignent leur boîte à outils, embrasse sa femme (la douce Dominique Blanc) sur le pas de la porte, et retourne à l’ouvrage. Sur le plateau, il supervise les copulations en se permettant des écarts esthétiques aussitôt rattrapés par un producteur sec et dépourvu d’imagination (Thibault de Montalembert). Pas de place pour les errances formelles. Dès que le mâle se soulage, on remballe pour le prochain plan avec un professionnalisme frigide qui n’a rien d’excitant. Pourquoi la porno? "Je me suis rendu compte que c’était un parfait territoire pour parler de plein de choses. D’abord de la pornographie, mais aussi du cinéma en général, et du cinéma marginal et artisanal en particulier. Dans les rapports père-fils, ça me permettait d’introduire le mensonge, donc la tragédie. Et puis, j’avais le côté politique: fin des années 60, on pouvait lancer des pavés, mais on pouvait aussi filmer des gens qui baisaient un peu comme on pose un acte anarchiste."

Toi aussi, mon fils
"C’est un film sur la filiation au sens général, résume Bonello: la filiation intime au sein de la famille, la filiation cinématographique, la filiation politique. Par filiation, j’entends la transmission et la non-transmission, mais aussi, globalement, comment exister avec le père." Le jeune Jacques Laurent a dynamité les bastions de la pudeur et du cinéma formel en faisant carrière dans la porno; son fils Joseph (Jérémie Rénier, La Promesse) se demande bien ce qui lui reste à dynamiter sans céder à la tentation de faire sauter le navire en entier. Les choses ont pris une tournure sournoise. On court toujours derrière les mêmes idéaux mais le chemin se complique passablement. Aux mêmes questions irrésolues, les réponses se font de plus en plus fuyantes. Alors Joseph fait sa part pour rompre avec l’embourgeoisement de ses aînés. Il lance un mouvement de révolte. La révolte par le mutisme: avec des copains, il signe un manifeste en faveur du silence comme protestation ultime, qu’ils répandent comme une traînée défaitiste. "Il peut y avoir, entre le mutisme et le désespoir, la pure violence physique; mais, en tant que pacifiste, je n’ai pas voulu l’évoquer, explique le cinéaste. Alors j’ai choisi quelque chose entre les deux, entre l’individualisme, le mouvement commun et la violence. Car c’est violent de se retrouver face à quelqu’un qui ne répond plus à rien, qui s’extrait, et qui peut-être à ce moment précis devient pour la première fois présent."

Question filiation cinématographique, Le Pornographe n’est pas en reste. On ne dirige pas Jean-Pierre Léaud sans réveiller de vieux démons. "Ce fut le sujet de notre première conversation, confie Bonello. Jean-Pierre est fier de ce qu’il a pu représenter mais, en même temps, il ne veut pas être figé dans une icône. Alors, on a travaillé là-dessus. J’ai proposé un ton, et peut-être l’idée d’être vieux pour la première fois." Le ton dont il est ici question en est un de retenue et d’économie de sentiments, à l’image de cette directive adressée comme une ultime requête par Jacques Laurent à l’une de ses actrices pornos: "Pour les cris, tu retiens. Tu ne parles plus. Une chose presque mécanique. Ne cherche pas à être juste. Ne cherche pas une émotion quelconque, c’est moi qui vais aller la chercher." Pour Bonello, qui se réclame de Dreyer, le jeu distancié est un refus volontaire des effusions et presque un remède à sa grande pudeur. Les choses essentielles se trament plus qu’elles ne se disent et cela n’empêche en rien l’émotion d’émerger. Et le rythme n’est pas étranger à l’affaire. Construit en couches successives, le récit évolue comme une vague qui enveloppe les personnages et les relâche pour mieux les ressaisir. Musicien classique de formation, Bonello dit envisager le rythme en termes de mélodie davantage que de sens. La musique est alors d’une splendide mélancolie.

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