Gosford Park : Crème anglaise
Cinéma

Gosford Park : Crème anglaise

Comédie politique, pièce divertissante pour acteurs doués, théâtre de marionnettes, facéties sur un jeu de meurtre et mystère: Altman s’amuse avec brio. Pour notre plus grand  plaisir…

Le plaisir d’un Agatha Christie remonte aux souvenirs d’enfance; lorsque, affalé, on ne pouvait pas laisser tomber le livre avant de savoir qui avait fait le coup. Et quand bien même on le devinait, on continuait encore, rien que pour s’assurer de la déconfiture totale du meurtrier; juste pour une dose supplémentaire de flegme, de pluie et d’afternoon tea… Cette impression qui confine au bien-être, on la retrouve améliorée dans le dernier Robert Altman, Gosford Park. Un grand cru d’autant plus réussi que la quintessence de l’esprit britannique y est décrite par monsieur USA lui-même; un cinéaste qui n’a pas son pareil pour mettre en scène ses concitoyens, visant toujours juste, que ce soit dans M*A*S*H*, Nashville, A Wedding, Short Cuts et The Player.

Peu importe le lieu: Bob Altman est à son meilleur quand il a du monde à diriger. C’est un peintre de fresques. Donnez-lui la Chapelle Sixtine, pas une toile. Dans l’intime, il peut s’étioler – voir ses deux dernières comédies (Cookie’s Fortune et Dr T and the Women). Mais quand il voit très large, il sait rendre les nuances et redevient brillant et concentré. Dans Gosford Park, son talent irradie.

Il faut dire qu’il a assemblé de la qualité au mètre carré, autant devant que derrière la caméra. En commençant par le scénariste, Julian Fellows, auteur d’un texte d’enfer, avec des soufflets cachés, des retournements de situations, des portes entrouvertes, et une attention portée sur chaque personnage. Comme s’il avait appuyé sur tous les pistons d’un grand orgue, et que l’ensemble sonnait en parfaite harmonie. En dire le moins possible sur le récit est donc impératif. Il suffit de savoir que l’on passe un week-end de chasse à Gosford Park, propriété cossue cachée dans la campagne anglaise; que les invités arrivent avec leurs domestiques; que les riches vivent en haut et les serviteurs en bas; et que deux mondes peuvent parfois se croiser, en cette veille de Seconde Guerre mondiale, surtout s’il y a meurtre dans la bibliothèque. Pour l’ambiance, on rappelle Agatha Christie; pour l’unité de lieux et la légèreté avec laquelle on aborde le crime, on se référerait plutôt à un jeu de Clue; et pour le chassé-croisé de castes, complexité humaine et chaleureuse, La Règle du jeu de Renoir reste la référence: cela donne un film sans ronds de jambes prétentieux, une fantaisie divertissante qui s’amuse de la faune humaine compartimentée des années 30.

Et quelle chorale! C’est l’Angleterre au diapason: chez les nantis, Michael Gambon, Kristin Scott Thomas, Maggie Smith, Jeremy Northam; chez les larbins, Alan Bates, Helen Mirren, Eileen Atkins, Derek Jacobi, Emily Watson, Richard E. Grant, Clive Owen, Stephen Fry… un producteur américain est justement joué par le coproducteur du film, le petit Bob Balaban, et son valet n’est autre que le poupin Ryan Phillippe. Bates est absolument parfait, et dame Smith est cinglante comme il se doit.

Si l’on pense à la simplicité de construction d’un jeu ou d’un bouquin de Christie, c’est que Gosford Park repose sur une base claire: le point de vue du spectateur est toujours celui du serviteur; on ne regarde les riches que quand il y a irruption d’un domestique dans la pièce. Principe qui permet de rendre compte du travail incessant des uns et de la dépendance ennuyée des autres, mais aussi de souligner les différences de castes dans chaque milieu; nuances à peine plus verbalisées en cuisine qu’aux étages. Dans un magnifique sous-sol qui ressemble à celui du film de Renoir, ça bourdonne comme dans une ruche. Aux étages supérieurs, l’ambiance est évidemment froide, et l’ennui et la vacherie sont les deux comportements permis par l’étiquette. Gosford Park s’appuie d’ailleurs beaucoup plus sur les comportements que sur les histoires personnelles (un rien trop mélo en fin de course). Altman fait mouche en épinglant les attitudes: la raideur d’un majordome, la panique d’un beau-frère non fortuné, la fadeur d’une star, la rivalité au royaume des casseroles et, de façon plus large, le masque social que l’on croyait nécessaire au maintien de son rang. Principe dont les Américains savent se débarrasser très rapidement… Dans ces croquis, tous réussis, l’attention aux détails est d’une justesse irréprochable: ni trop ni trop peu, autant dans les décors (l’importance de l’argenterie, la position des couverts, le support à oeufs frais), dans les costumes (chaussures portées sans bas, chaussures à cirer, couleur des robes de soirée, nombre de bijoux), que dans les us et coutumes, comme d’appeler un serviteur du nom de son maître. Et, coup de grâce, Altman réussit à mettre le doute dans chacun de ses personnages; car tous sentent que le vent tourne, que leur situation n’est pas aussi immuable qu’ils le croyaient; bref, qu’ils vivent les derniers relents d’une époque qui sent déjà l’Histoire.

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