Kino : Filme ce que dois
Depuis trois ans, de jeunes réalisateurs se rassemblent chaque mois pour visionner leurs oeuvres. C’est le phénomène Kino. C’est unique, ça fait boule de neige et ça respire la liberté. À l’heure des 20 ans des Rendez-vous du cinéma québécois: la petite histoire d’une vraie relève.
Par un vendredi soir glacial de février, une faune s’agglutine à l’angle des rues Beaubien et Saint-Hubert. Il est 20 h, et la Plaza Saint-Hubert ne semble pas avoir quoi que ce soit de divertissant à offrir. Surtout ne pas se fier aux apparences… La porte voisine du McDo cache un escalier qui grimpe jusqu’au cinéma Plaza, vieille salle kitsch rappelant le caractère somptueux d’une autre époque. La salle de 400 personnes est déjà pleine et il ne reste que quelques places au parterre, à même le sol. Certains ont apporté leurs couvertures, des amis se retrouvent, des enfants chahutent; et derrière le comptoir, on vend de l’alcool. La salle a une atmosphère de pique-nique surréaliste.
Un animateur s’avance sur la scène et souhaite la bienvenue à tout le monde avant de piger au hasard le premier court-métrage de la soirée. Il a le verbe facile et sympathique. Son nom est Christian Laurence, 26 ans, et c’est en grande partie grâce à lui si le Plaza grouille de vie ce soir-là. En 1998, alors qu’il terminait son bac en communication à l’UQAM, il entendit parler du projet théâtral Ébranlements, de la troupe du Grand Théâtre Émotif du Québec: un projet qui demandait aux participants de monter un spectacle original chaque mois, pendant un an, avec comme directive supplémentaire de présenter chaque création dans un lieu différent. Laurence appliqua le concept au cinéma, et le 1er février 1999 avait lieu le premier rendez-vous d’un groupe qui n’avait même pas encore de nom. La Taverne Jacques-Cartier de l’avenue Papineau eut l’honneur d’accueillir cette première. "Probablement qu’il n’y avait pas de hockey ce soir-là, et que le propriétaire s’en foutait pas mal de toute façon", se souvient-il. Tout au long de l’année 1999, les projections ont eu lieu le premier de chaque mois dans des endroits hétéroclites, allant d’une piscine désaffectée à un bar de salsa, en passant par une salle de conférences au 48e étage de la tour IBM. "Ça avait un aspect très underground, se rappelle Christian Laurence. Les gens appelaient sur mon répondeur trois jours à l’avance pour connaître le lieu, comme pour les raves il y a 10 ans."
Force kinétique
Le nombre de réalisateurs s’est stabilisé à quelque 25 à la fin de l’année 1999. Kino programma alors une rétrospective de ses meilleures oeuvres à la Cinémathèque pour souligner son premier anniversaire. The rest is history. Kino (mouvement, en grec) emménagea dans un loft où il se sédentarisa quelque temps. Mais le succès sans cesse grandissant du projet imposa l’obligation de trouver un lieu plus vaste dès le printemps 2001.
"Ça a explosé, c’est devenu de la folie, raconte Jéricho Jeudy, projectionniste et frère de sang de Christian Laurence dans l’aventure. En avril 2001, explique-t-il, il y avait une vingtaine de personnes qui regardaient les films derrière l’écran parce qu’il n’y avait plus de place! On a démarré un mouvement qui nous dépasse largement. Il faut maintenant dealer avec le succès; un peu comme si on faisait du rodéo sur une bête sauvage!" Les fesses collées sur du béton, à regarder des films dont on ne sait rien sur un écran amoché: comment expliquer un tel engouement? "L’idée est simple: c’est de réussir à collaborer tous ensemble, explique Laurence. C’est ça, Kino: la collaboration." Au lieu de se perdre dans le labyrinthe du financement, d’attendre et de brailler, les Kinoïtes ont commencé par le début: faire des films. Le numérique a facilité l’explosion; il ne manquait qu’un lieu de rassemblement. "Ce qui nous intéresse, c’est de créer l’art dans le sens où il devrait être créé, ajoute-t-il: ça devrait commencer par l’art et finir par l’argent, et non l’inverse." Kino commençait à peine quand Jéricho Jeudy s’est réveillé un beau matin avec ces mots lumineux à l’esprit: "Faites bien avec rien, faites mieux avec peu, et faites-le maintenant!" Cette formule résumant l’essence de la philosophie Kino, le groupe l’adopta comme slogan officiel.
Aujourd’hui, ils sont une centaine à présenter leurs films à tour de rôle. Certains en font un par année; d’autres, cinq ou six. Une seule règle: réaliser un film selon son engagement. Si vous ne le respectez pas, vous recevez l’infâme châtiment du blâme. Une condition est alors imposée pour la prochaine création. Certains ont dû réaliser un film "pas de classe", ou insérer une phrase-clé dans leur prochain film ou un cupidon vietnamien… La pénalité vient du public. Et ce n’est jamais méchant.
Les séances durent environ deux heures (et s’allongent de mois en mois), interrompues par un entracte juste assez long pour aller serrer la pince d’un réalisateur. Ces derniers sont présents et sont priés par le maître de cérémonie de présenter leur film en quelques phrases, qu’ils scandent haut et fort depuis leur place dans la salle. "On peut voir l’évolution des auteurs, explique Laurence. Ils sont à la fois public et créateurs. C’est quand même rare, hormis les festivals, de voir des réalisateurs lors des projections! Et il y a plein de gens qui n’auraient probablement jamais fait de films, jamais développé leurs talents, n’eût été de Kino."
Kino, Kino par-ci; Kino, Kino par-là
Le paysage du cinéma indépendant au Québec se résume presque à un seul nom depuis quelques années: Ex-Centris. En assistant aux projections de Kino, on retrouve ce souffle, cette envie d’un cinéma différent. Claude Chamberlan, programmateur d’Ex-Centris et défenseur envers et contre tous du cinéma indépendant depuis l’époque précambrienne, a d’ailleurs invité Kino à participer au FCMM et à Magnifico, l’année dernière. Dans les deux cas, ce fut un succès retentissant, Ex-Centris devant même refuser de laisser entrer tout le monde. Daniel Langlois, président-fondateur d’Ex-Centris, a rencontré Jéricho Jeudy et Christian Laurence. Il a été question, entre autres, de la relève du cinéma d’auteur, d’un réseau de salles alternatives, d’un local et d’un nouvel équipement de diffusion…
Pendant ce temps, la bonne nouvelle Kino se répand: un Kino a vu le jour à Québec l’été dernier, et Kino-Abitibi devrait bientôt naître à Rouyn-Noranda. Une réalisatrice russe a même filmé l’événement pour en vanter les mérites chez elle. Et le 1er mars, Kino présentera son rendez-vous mensuel à Chicoutimi, dans le cadre du Festival Regard sur la relève. Pourtant, en grossissant trop, le mouvement risque de perdre de sa chaleur humaine, et cela préoccupe les deux fondateurs, qui ne veulent fermer la porte à personne. Pour l’instant, les contributions volontaires recueillies lors des soirées permettent aux réalisateurs de créer en toute liberté, et de nous en faire voir de toutes les couleurs. Sans pour autant plonger Kino dans le rouge.
Prochain rendez-vous: le 28 février, au cinéma Plaza (6505, rue Saint-Hubert). Contribution volontaire. Ouverture des portes à 19 h 30. http://www.kino00.com
La dynamique du mouvement
de Juliette Ruer
Quand il grimpe sur la scène, dans le noir, avec sa boîte en carton remplie de films, et qu’il pige au hasard, Christian Laurence ne sait pas plus que nous ce que nous allons voir. Il ne commente pas le film, ni avant ni après. Il n’y a ni sélection ni censure. On attend. Et c’est cette attente très courte, mais très attentive, qui fait partie du grand plaisir du cinéma. Kino vient de nous faire redécouvrir l’effet de surprise.
Bonnes surprises, en général. Les films sont courts, construits avec les moyens du bord mais beaucoup moins ampoulés que la moyenne des oeuvres dûment produites. On voit débarquer un gars en plan fixe qui, pendant quelques minutes, parle de lui. Le réalisateur, Jacques Thivierge, nous avait prévenus. Dramatisation loufoque, Marc Tawil filme un gentil garçon qui vient payer ses comptes au guichet et qui, en léchant l’enveloppe, avale une dose d’acide. Et puis il y a aussi un flic champion anti-manif; un épisode de Star Trek mettant en vedette un Christ en croix avec la voix de Normand L’Amour; et un bout de road movie sur la piste d’un clone pisseur… Si le public a le rire facile, reste que la plupart des films sont drôles. Dérision, autodérision, humour noir, humour absurde: le spectre de la rigolade est couvert. Mais on s’arrête aussi sur un film de Jennifer Alleyn, pris sur le vif au Maroc, juste après le 11 septembre. Une balade dans le souk, au moment du ramadan, sans traduction. On dirait un oeil neuf, nettoyé de tout le cirque médiatique. Arrêt également sur un poème en noir en blanc signé Stéphane Mouzarkel, très joli duo amoureux. Ça applaudit à tout rompre. Peut-on parler d’un nouveau genre de court métrage? Dans la famille Kino, on filme vite, avec un matériel léger; on peut prendre rapidement le pouls du moment. La chronique est dans l’air du temps. On réagit au 11 septembre, au Sommet de Québec, comme aux saisons. On laisse place à la dérision politique (travail sur le discours de Bush par Jéricho Jeudy) comme à l’absurde (film d’horreur cubiste ou délirante sagesse du yak selon Alexandre Roy).
Et des noms sortent du lot: Jennifer Alleyn (Cosmos); mais aussi Philippe Falardeau (La Moitié gauche du frigo) et Stéphane Lafleur (Karaoké), un des membres fondateurs, qui ouvre ces 20es Rendez-vous du cinéma québécois avec son court-métrage Snooze. L’approche est celle d’un atelier ouvert, au dogmatisme léger: "On ne présente pas les films d’école, comme on ne prend pas les films de commande. Si le film a été subventionné, ce n’est pas grave tant qu’il a été fait pour Kino", précise Laurence, qui a déjà lancé Vrak.tv et qui a signé l’excellente bande-annonce du dernier FCMM. Bref, l’enthousiasme est galopant: "J’ai hâte de voir les longs-métrages de ces gens-là. On veut changer le monde!" Rien de moins.
Nos héros vont-ils changer le monde?
"Why not? On ne l’entend plus souvent celle-là!… Il y a longtemps que j’attendais un truc comme Kino. Et puis je suis d’accord avec le côté free bee de l’affaire. Après, on peut les aider, mais il faut voir comment ils vont faire évoluer leur patente…" Claude Chamberlan.
"Changer le monde? Je crois que cela veut dire qu’on essaye de se changer soi-même. De ne pas attendre après les subventions et d’y aller. Changer le monde, c’est changer une personne à la fois." Stéphane Lafleur.
"Je trouve très intéressant cet aspect désinvolte, léger et frondeur. C’est unique, je n’ai jamais vu ça dans un autre pays. Maintenant, il y a beaucoup de films et pas de sélection. Mais ça peut déboucher sur un projet professionnel différent. Et ça peut changer les perceptions: il y a une relève qui se prépare et une interaction avec un public qui est tanné de voir des choses conventionnelles." Louis Dussault, distributeur de K-Films Amérique.