L'Emploi du temps – Aurélien Recoing : La traversée du désert
Cinéma

L’Emploi du temps – Aurélien Recoing : La traversée du désert

Laurent Cantet, l’homme derrière le magistral Ressources humaines, nous avait laissés, on s’en souvient, sur une question: "Et toi, elle est où ta place?", lancée par un personnage peu rassuré sur l’ordre actuel des choses. Désabusé par la voracité du patronat et par le renoncement des salariés, ce jeune administrateur en était venu à découvrir le visage de la froide économie, celle qui formate et ampute tout ce qui  dépasse.

Laurent Cantet

, l’homme derrière le magistral Ressources humaines, nous avait laissés, on s’en souvient, sur une question: "Et toi, elle est où ta place?", lancé par un personnage peu rassuré sur l’ordre actuel des choses. Désabusé par la voracité du patronat et par le renoncement des salariés, ce jeune administrateur en était venu à découvrir le visage de la froide économie, celle qui formate et ampute tout ce qui dépasse. Réinvestissant des terrains familiers, le récent film de Cantet propose une réponse bien insolente à la question laissée en suspens. Et si l’insoumission consistait justement à refuser la place si bien aménagée par la mécanique sociale? Aurélien Recoing est Vincent, un consultant en entreprise et père de trois enfants, qu’on a remercié de ses services, mais qui s’acharne à étouffer la nouvelle en s’inventant un agenda chargé. Le spectateur se fait alors témoin d’une triste mascarade visant à sauver l’honneur et les apparences, et qui rappelle la trame de L’Adversaire, le terrible roman d’Emmanuel Carrère.

Une fois les brides relâchées, Vincent en profite pour goûter à un moment d’existence non comptabilisé. Et puis, il n’est pas pressé d’étaler son échec à une épouse emplie d’estime pour lui (Karin Viard) et à des parents un brin inquisiteurs (Jean-Pierre et Monique Mangeot). Ce n’est pas tant la peur de perdre la face qui le ronge, mais plutôt l’urgence de se soustraire aux diktats d’un rôle tout en en gardant les atours.

Le corps massif et le regard fragile, Aurélien Recoing incarne superbement l’ambiguïté de cet homme moderne qui dissimule discrètement sa fêlure derrière un écran d’optimisme et d’assurance. "J’ai eu pour ligne de conduite l’espoir d’un homme qui tente, sans trop savoir comment faire, sans trop en être conscient, de se désaliéner de la vie dans laquelle il était: la vie sociale, la vie professionnelle qui vous oblige à porter un costume pas forcément taillé à l’aune de votre être, explique l’acteur. Il y a un côté oedipien à l’histoire: l’homme qui ne sait pas et qui sait en même temps, profondément."

Mythomanie? "Je crois qu’il n’y a pas de pathologie", diagnostique Recoing. Simplement un homme qui navigue à vue afin de retarder le plus possible l’heure des règlements. "Est-ce qu’il n’attend pas justement d’être piégé, d’être poussé jusqu’au bout, d’être obligé d’avouer un mensonge qu’on l’aurait forcé à faire? se demande l’acteur. À partir de cet engrenage, il va rencontrer un autre monde que je pourrais qualifier d’observatoire de la représentation: il se met à regarder les autres, à observer de possibles collègues de travail. Il met une sorte de distance. Il est à la fois dedans et dehors. Cela lui permet de respirer, de retrouver une façon de se mouvoir." À ce moment précis, une réplique de Vincent nous revient à l’esprit – "J’adore conduire, tu n’es plus chez toi et pas encore au boulot…" – comme une ultime revendication du droit de s’abstraire, et de ne plus répondre d’un statut.

Karin Viard: briller en retrait

Dès qu’elle apparaît dans un film, on ne voit qu’elle. Karin Viard, découverte dans La Nouvelle Ève, tourne depuis plus de 10 ans. Elle était déjà là dans Delicatessen et dans Tatie Danielle. Là, elle se terre en retrait, derrière Aurélien Recoing. "J’avais vu Ressources humaines, et j’avais beaucoup aimé, explique l’actrice. J’étais trop jeune pour jouer la femme du héros dans L’Emploi du temps, mais j’étais d’accord pour des bouts d’essai." Plus belle encore que sur le grand écran, plus froide aussi, Viard n’apprécie pas tellement le jeu du service après-vente, et ne se perd pas en digressions. "J’aime les réalisateurs qui savent ce qu’ils veulent, et Cantet sait ce qu’il veut. Il y a eu très peu de discussions. Mais c’était un rôle très ambivalent, cette femme qui aimerait savoir, mais qui ne veut rien briser." Choisissant ses rôles en fonction de l’histoire et du metteur en scène, elle dit savoir dès le tournage si le film sera réussi: "Ça tient à une grande cohérence, quand on sent que le metteur en scène tient son sujet, et que le film lui ressemble." Une intuition juste pour L’Emploi du temps.

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