Rétrospective Cassavetes : Ma femme est une actrice
Cinéma

Rétrospective Cassavetes : Ma femme est une actrice

JOHN CASSAVETES a fait des films inoubliables, des moments de vie piochés avec élégance et panache. Pour une rétrospective de ses plus grandes oeuvres, il fallait la voix de sa muse: GENA ROWLANDS.

La voix est posée, basse, assurée. Exactement comme on l’imagine. Cette voix grave au débit tranquille est celle de Gena Rowlands, qui parle, et parle encore, de celui qui a marqué sa vie et sa carrière: son mari, le réalisateur John Cassavetes. Cassavetes est mort en 1989, et Rowlands ne semble pas se lasser d’entretenir la flamme. Pas la moindre trace d’ennui face aux sempiternelles questions sur la relation amoureuse et professionnelle; aucune analyse sociale fracassante a posteriori des visions de ce cinéaste adulé; juste du rire dans la voix quand elle se souvient des frasques du clan Cassavetes, et une tendresse évidente quand elle ne peut que constater l’étendue de son talent. "Devant cette adoration qu’on a pour lui aujourd’hui, je ne sais comment il aurait réagi; mais moi, ça me fait très plaisir…" Le couple Rowlands-Cassavetes est du bois dont on fait les mythes. Ensemble, en vivant en marge de l’industrie, en dehors des courants et des sujets à la mode de l’époque, ils ont tourné sept films et ont eu trois enfants (dont Nick, réalisateur de She’s So Lovely et de John Q). Ils ont bâti quelques chefs-d’oeuvre sur les chemins de traverse… Le Cinéma du Parc propose une rétrospective Cassavetes avec huit de ses plus grands films: Shadows (1959), Faces (1968), Husbands (1970), Minnie and Moskowitz (1971), A Woman Under the Influence (1977), The Killing of a Chinese Bookie (1976), Opening Night (1977) et Gloria (1980).

En revoyant Faces aujourd’hui, le premier grand rôle de Gena Rowlands, on reste interloqué devant la modernité et l’audace: une caméra collée aux visages, une notion du temps quasi indécente dans cette nuit agitée où un couple explose; le gros grain du 16 mm, les rires qui deviennent grimaces, les pas de danse sans musique, le glamour triste de Rowlands, et le visage cru et changeant de l’amour: on tangue entre Shakespeare et la Nouvelle Vague. A-t-on jamais fait un film aussi élégant sur une crise de couple? Est-ce pour cela qu’on admire encore le cinéma de Cassavetes? "Je ne sais pas ce que ses films ont comme effet sur les gens. On y parle de théâtre, d’amour… De trop d’amour, précise-t-elle doucement. On l’admire surtout parce qu’il avait un talent extraordinaire! Je ne lui ai jamais connu la moindre peur. Il aimait les gens, et il mettait sa sympathie et sa confiance dans ses films, sans jamais se gêner pour dévoiler les émotions."

Cette faculté d’oser sans avoir peur de rien, Gena Rowlands n’en semble pas non plus dépourvue. On sent une force de la nature capable de répondre aux coups de colère, au trop-plein d’alcool, et aux exigences professionnelles de son réalisateur de mari: "La dernière chose qu’il aurait voulue, c’est que je sois docile! Mais il était plus dur envers moi qu’envers les autres, précise-t-elle. Nous avons eu trois enfants; nous n’avons pas divorcé, mais j’ai eu envie de le tuer…" Il fallait du répondant quand les amis, ceux du clan, les Ben Gazzara, Peter Falk et autres Seymour Cassel, ne décollaient plus de chez elle. "Il y avait toujours du monde à la maison, c’était généralement excitant, mais parfois je les mettais dehors. Je me souviens d’une fois, pendant le tournage de Faces – j’étais alors enceinte -, ils jouaient tous au billard dans la maison à huit heures du matin. Je les ai mis à la porte; on ne se sent pas toujours très bien le matin, quand on est enceinte… J’ai fait sortir la table de billard."

Du caractère, de l’humour, et une confiance aveugle: "Je n’ai jamais eu peur en tournant avec lui. Mon film préféré, celui dont je suis le plus fière en tant qu’actrice – bien que j’hésite souvent avec Opening Night -, c’est A Woman Under the Influence. J’ai pris plus de temps à me remettre de ce personnage proche de la folie. La dépression nerveuse me préoccupait, mais ne me faisait pas peur. De toute façon, c’était très fatigant de faire un film avec John; il en demandait beaucoup, autant du point de vue émotionnel que physique: pour Gloria (1980), je pense que j’ai usé trois paires d’escarpins!"

Méthode libre
Cassavetes, formé au théâtre, distribuait le scénario, chacun le lisait autour d’une grande table, et il était retravaillé en groupe. Mais une fois l’opération terminée, on ne parlait plus des rôles. Plus aucune indication: Cassavetes ne donnait pas de directives et demandait aux acteurs de ne pas parler de leurs personnages entre eux. "Il était très strict là-dessus", se souvient Rowlands. Au moment du tournage, toute la place était laissée à la surprise, à la spontanéité et aux comportements imprévisibles des uns envers les autres. "Et c’était très surprenant de voir comment les autres acteurs réagissaient! On aurait dit la vie de tous les jours. C’était la méthode de John, et je la trouve encore particulièrement intéressante." Si Cassavetes ne s’était pas donné cette liberté, nous n’aurions peut-être jamais eu la plus fabuleuse cuite au cinéma entre trois copains à la quarantaine fragile: celle de Husbands; et s’il n’avait pas sorti le comédien de son carcan, nous n’aurions pas vu à quel point Peter Falk est un grand acteur. Le clan Cassavetes faisait ses films, Hollywood faisait les siens. Bel homme et bon comédien, Cassavetes réinvestissait ses cachets d’acteur dans ses productions; il tournait en toute liberté, quelquefois chez lui, sans contraintes, transformant son garage en salle de montage. "Si John se préoccupait de ce qu’il allait y avoir à l’écran au bout du compte, moi, je n’avais pas à avoir de vision d’ensemble. Je me devais de défendre mon personnage, de le rendre crédible. Il n’a jamais réclamé mon aide. Un jour, il m’a seulement demandé ce que j’aimerais jouer; je lui ai dit que je jouerais bien avec un enfant. Il est revenu avec le scénario de Gloria. Ce fut ma seule contribution!"

Dans tous ses films, on retrouve ce souffle unique, celui d’un dandy au quotidien qui a donné à ses oeuvres une démarche déambulatoire et aléatoire. Partant d’un point flou jusqu’à une chute ouverte, un film de Cassavetes suit une trajectoire qui fait du jazz avec le temps. Et la grâce étrange qui s’en dégage est troublante; beaucoup plus juste qu’un schéma classique de drame psychologique! Plans-séquences, scènes en temps réel: en dilatant ainsi l’instant, Cassavetes a saisi ses contemporains, seuls avec leurs doutes, dans une vie qui passe trop vite. "Ce n’est pas évident que ses films soient le reflet de ce que nous vivions tous, lance pourtant Rowlands. Mais John avait une vision assez crue de ce que nous étions, du mariage. Il a pris un peu des uns, un peu des autres, je pense. Et ses films sont devenus intemporels…"

Rétrospective Cassavetes
Au Cinéma du Parc, jusqu’au 31 mars