Le Ring intérieur – Dan Bigras : Le brasier
Cinéma

Le Ring intérieur – Dan Bigras : Le brasier

Documentaire simple, utile et lucide sur un mythe vieux comme le monde: celui des démons à apprivoiser, et déclaration d’amitié de DAN BIGRAS envers un sport et ses athlètes. Un direct au coeur.

Un gars, blanc, une vingtaine d’années, quitte le vestiaire. Il avance vite vers la scène, vers le ring. Son visage est fermé, il ne sait plus qui marche à ses côtés. Un autre gars, noir, près de la trentaine, tourne dans le vestiaire comme dans une cage. Il respire par saccades, on dirait presque qu’il marmonne. On ne sait pas si c’est de la transe, du recueillement, de la concentration, du ressassement de vieilles affaires laides… Tout ce qu’on sait, c’est que le feu qui brûle à l’intérieur de ces deux-là semble beaucoup plus incandescent que celui qui va exploser sur le ring tout à l’heure. Dans l’arène, avec arbitre et règlements, la violence est balisée. Ici, on a l’image de la colère pure, du magma brut. C’est le ring intérieur, beaucoup plus dangereux. Dan Bigras a choisi un titre évident.

Premier documentaire de Bigras – moins chanteur, mais pas moins honnête – sur un monde qu’il commence à bien connaître: celui des arts martiaux et des combats extrêmes. Un film sur des gars attachants: ses amis Charles Ali Nestor, cinq fois champion du monde de boxe chinoise; Steve Vigneault, qui remporte sa première grande victoire devant la caméra; David Loiseau, toujours le sourire aux lèvres; Dirk Waardenburg, Jason Saint Louis, et les autres. Ces hommes sont des athlètes, hyper entraînés, solidement encadrés. La maîtrise des arts martiaux demande sagesse, concentration et respect de l’autre. Mais parce qu’ils ont choisi le combat extrême, qui n’a pas très bonne presse dans les salons, on leur colle tous nos a priori sur le dos. Or, en un film, Bigras vient de tout dynamiter: "Ces gars-là se traînent une image de brute épaisse. Ils vivent avec ça. Moi, j’aime ce sport, et je ne me considère pas comme un malade. C’est pas un jeu de massacre! Il y a beaucoup plus de règlements dans ce sport que dans la boxe. J’ai vu 300 ou 400 fights, dont seulement quatre avec des cas de commotion cérébrale. C’est sûr que c’est pas un concours de bisous, mais qu’on ne mélange pas la morale avec la violence! La violence, c’est tabou. Et ça, c’est une nouvelle violence qui fout la trouille." En plus d’une heure, avec une approche calme, du temps pour les silences, pour la respiration et pour la musique (celle de Bigras, bien sûr), avec un montage qui marche au rythme de l’émotion, des plans serrés sur les yeux, les visages, les mains, on se retrouve penaud devant les évidences. Celle de notre ignorance, celle de leur dignité, celle de leur courage. Sans en faire des Gentlemen Jim (Errol Flynn en chapeau claque jouant au boxeur pour Raoul Walsh, en 1942), Bigras a filmé ses amis comme on filme des amis: on les veut proches, on les voit grandis, mais on les regarde avec lucidité. Ceux-là sont aussi de vieilles âmes en souffrance. Il y a du Golden Gloves (Gilles Groulx) et du Steak (Pierre Falardeau) dans cette approche du ring. Mais parce que le combat extrême n’est pas la boxe traditionnelle, parce qu’on y trouve une dimension zen, ces sportifs ne sont pas tout à fait comme les autres. La discipline est solitaire, mais Bigras les filme chacun comme membres d’une communauté, avec le côté clan de samouraïs (l’entraînement incessant, le sacrifice d’une vie sociale) et l’élégance chevaleresque du geste (se battre contre un ami, le rassurer pour l’empêcher d’avoir peur). Il existe plusieurs centaines de films qui tournent autour du ring. Les plus réussis sont ceux qui nous ont lancé la perche, qui ont donné un aperçu d’explication, en frôlant la philo, la psycho et tout le noir dessein qui se trame dans nos intérieurs: pourquoi deux types se mettent-ils sur la gueule de leur plein gré? Qu’est-ce qui se cache derrière le besoin de se battre?

En voulant nettoyer sa vie, Bigras a croisé celles de Charles et des autres. "On s’entraînait trois heures. Et puis quand les autres étaient partis, pour le fun, je me battais encore une heure avec Charles. Les corps collés, ça colle les coeurs. Alors je me suis dit que je savais pourquoi j’étais là, je voulais montrer autre chose de ces gars-là. Mais on s’attache, alors j’avais de l’appréhension. Est-ce qu’on est capable d’exposer notre amitié? Oui, si ça sert à quelque chose… Mon frère (le film lui est dédié) est quelqu’un qui a implosé. J’aurais aimé qu’il voie ça…"

Qu’il voie que la violence et la colère se canalisent. Que le démon s’apprivoise. À force de maîtrise, on comprend alors pourquoi Dave explose de joie quand la foule scande son nom; pourquoi Steve pleure toutes les larmes de son corps quand il gagne; et pourquoi Charles s’en veut d’un geste mal placé. Ils sont les maîtres de leur tempête. C’est vieux et simple comme un mythe antique. "Il n’y a pas d’itinéraire pour la violence. Leur vie est là-dedans, ils n’ont pas d’affaire à s’adoucir. Mais la démarche créatrice est de transformer la colère en quelque chose de positif. Ces gars ont fait des sacrifices pour arriver là. Eux ils vont loin, mais ils partent de loin. J’ai juste tourné un film honnête de gars qui ont fait leur chemin."

On dira peut-être que c’est un truc de gang, de gars, un trip. Mais Le Ring intérieur transcende facilement l’anecdote. D’abord parce que c’est un film réussi sur l’amitié (le cri rauque de Laurence Jalbert quand Charles tombe au tapis; l’angoisse de Bigras qui observe Charles; la confiance de ces hommes face à la caméra); et parce que le message est clair pour tout le monde: qui n’a pas de combats à gagner contre ses démons? Les gars sur un ring ne sont pas les seuls dépositaires d’une violence à transformer. Parlons-en aux peintres, aux musiciens, aux poètes, à la danseuse de flamenco, au gamin dans la rue, alouette… C’est une leçon de courage et de force, pour que vive la flamme. À voir et à montrer.

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