Rodrigue Jean : Voyage au bout de la nuit
Cinéma

Rodrigue Jean : Voyage au bout de la nuit

Après Full Blast, RODRIGUE JEAN enfonce le clou avec Yellowknife, voyage intérieur minimaliste et rock’n’roll. Un film rigoureux et troublant, placé sous le signe des "images justes, pas juste des images", chères à Godard. À prendre ou à laisser. On prend.

La veille de l’entrevue, Rodrigue Jean était à Moncton, pour la grande première de Yellowknife, devant un public composé, entre autres, de cousins, de cousines, de voisins d’enfance, d’amis, de connaissances, etc. "Je leur ai dit: regardez ce film comme on écoute une chanson country", raconte le cinéaste. En effet, bien qu’on puisse théoriser pendant des heures sur Yellowknife, tant sa facture est affirmée, son propos, vaste et précis à la fois et son univers, original, le second long métrage du réalisateur de Full Blast est un objet hyper sensible, âpre, tout d’une pièce, "à prendre ou à laisser". On prend.

"C’est un film plus intime, plus personnel que Full Blast", confie Rodrigue Jean, qui, dans les 20 dernières années, a été danseur et chorégraphe, metteur en scène de théâtre à Londres, et réalisateur de courts métrages (La Déroute, La Voix des rivières). Dans le hall d’entrée d’un grand hôtel de Montréal ("Regarde ici, tout est laid, partout, dira-t-il un peu plus tard. Dès qu’il y a de quoi de beau, c’est sûr qu’ils vont le détruire: c’est ça l’Amérique"), Rodrigue Jean cherche un mot, en trouve plusieurs à la fois, sans que ce soit le bon: "Dans mes films, je veux avoir un échange… une communication… avec la culture d’ici. Non, c’est pas ça…" Lorsque "Dialogue! C’est ça le mot que je cherchais!" surgit un instant plus tard, on se dit que s’il est vrai que ce qui nous échappe est plus important que ce qu’on peut nommer, le dialogue est, de fait, au centre de Yellowknife, ou plutôt le désir de dialogue, par la langue, le corps, les caresses ou les coups, et son impossibilité, pour les personnages de Rodrigue Jean, à les faire sortir d’eux-mêmes.

Dans un coin du monde où, il n’y a pas si longtemps, on était "six millions qui devaient se parler", traiter de l’incommunicabilité – terme tombé en disgrâce, après avoir fait les beaux jours du cinéma d’Antonioni ou de Léa Pool – n’est pas innocent. "J’aime bien cette langue acadienne cassée, explique le cinéaste. Ça se voit peut-être pas, mais les dialogues sont très travaillés. Les Acadiens, c’est un peu comme les Japonais: ils parlent à côté des choses. Les Québécois, c’est plus affirmé, et les Français, encore plus. Les Acadiens ne parlent jamais directement de rien, c’est un héritage d’oppression. Yellowknife, c’est comme l’envers de l’Eldorado, une espèce d’ailleurs qui n’existe pas vraiment. J’aimais bien aussi qu’on se retrouve dans un endroit où la culture amérindienne est vivante. Et puis, souvent, les Acadiens aboutissent dans l’Ouest: ils partent d’un endroit impossible pour aller dans un autre endroit impossible!"

Il y a trois ans, Full Blast marquait l’émergence d’une voix nouvelle, forte, radicale, que certains ont associée un peu vite à celles du cinéma québécois des années 70. "Quand on me dit que je fais des films des années 70, je veux tuer! lance le cinéaste. Ce qui m’intéresse dans le cinéma de ces années-là, c’est qu’il y avait un dialogue avec la culture d’ici. Tout d’un coup, ça a arrêté, les producteurs nous disaient: "Au Québec, on ne parle plus de ça." On est toute une génération à être partis, en Europe, à New York. Et puis maintenant, on aime nos scénarios. On est peu de réalisateurs à vouloir parler de la culture de l’intérieur, de la culture populaire, des fondements de notre culture, kitsch au maximum."

Corps à corps
Autodidacte, Rodrigue Jean n’a jamais voulu aller dans une école de cinéma. "Le cinéma, c’est ce que je voulais faire au départ. J’ai tout appris sur les plateaux. Quand j’étais danseur, je travaillais les week-ends sur des clips, comme technicien." Fraîchement débarqué à Montréal, il hante la Cinémathèque et le Conservatoire de Concordia, s’abreuvant aux oeuvres de Dreyer, Bergman, Tarkovski, ascètes du 7e art, également hommes de théâtre. "Je viens d’un petit milieu, alors, pour nous, faire des films, c’est Hollywood. Ça semble impossible. Je suis devenu danseur parce que je voulais faire de la mise en scène, pour savoir comment faire bouger les gens." Dans Yellowknife, encore plus que dans Full Blast, ce sont les corps qui parlent, qu’ils bégaient, crient, s’emballent ou se taisent. "J’ai fait beaucoup d’athlétisme, et, par la pratique des sports, mais aussi par la danse, le corps m’a toujours intéressé. Dans le travail que je fais, le passé est inscrit dans le corps. Avec Patsy Gallant ou Philippe Clément, c’était déjà là. Avec les deux plus jeunes, il a fallu que je travaille plus longtemps, en répétition, pour essayer d’inscrire quelque chose."

C’est peu dire que les comédiens incarnent les personnages: ils les prennent à bras-le-corps, donnant chair à ce trop-plein d’humanité qui part dans tous les sens. "Les personnages sont pris en eux-mêmes, avance le cinéaste. C’est trois couples, presque des jumeaux. C’est un cercle parfait, refermé sur lui-même, c’est la mort. Ça s’ouvre un peu avec les rencontres, mais finalement, c’est pire, parce que ça les renvoie à eux-mêmes. Les personnages sont vides: c’est ça le récit. C’est mélodramatique sans l’être. Ce vide-là ne permet pas de définition personnelle, alors rien ne l’est jamais. Je disais à Sébastien: "Ils ne savent pas qui ils sont, alors comment ils pourraient décider de leur identité sexuelle?""

Amoral (et non pas immoral), Yellowknife ne fait pas dans la dentelle. Comme dans Full Blast, la sexualité est montrée sans fioriture, in your face, sans jugement, mise à plat. "En général, au cinéma, la jouissance physique, c’est le but du film. Moi, ce qui m’intéresse, c’est quand la sexualité n’est pas le but. C’est un moyen de communication, d’échange, mais c’est jamais l’enjeu. On baise, et après ça, on commence à parler. Ce qui est intéressant dans le cinéma des années 70, c’est la façon dont on abordait la sexualité. Maintenant, on voudrait nous faire croire que c’est juste virtuel. Les seuls qui sont virtuels, c’est les banques! Notre vie, elle est pas virtuelle pantoute, elle est devenue tellement concrète, on est rendus réduits à nos corps, au ras du sol." Rodrigue Jean s’anime d’une saine révolte; pas enragé, révolté. Pour un peu, il s’excuserait… avant de repartir de plus belle: "C’est un film sur le vide intérieur, sur la dépossession, la colonisation des âmes. C’est le nouveau désespoir. Il n’y a plus de rage chez les jeunes parce qu’elle ne peut pas prendre appui sur quelque chose. Je pense que, dans peu de temps, les Américains vont nous poursuivre pour concurrence déloyale dans les cours internationales pour nous empêcher de faire nos films. Non? Tu penses pas? Je me demande s’ils vont aller jusque-là… ‘Scuse-moi, je m’énerve quand je parle de ça…"

La belle équipe
"J’ai eu beaucoup de difficulté à faire le casting pour les jeunes comédiens, explique Rodrigue Jean. En début de carrière, ils sont obsédés par leur image et leurs chances de succès à la télévision. Ils se pensent à Hollywood, avec des angoisses de Brad Pitt. Les filles, elles se lancent. Moi, ce qui m’intéresse avant tout, c’est les acteurs. Sur un plateau, ils sont souvent méprisés, ou ignorés. Les réalisateurs font alliance avec les techniciens. Moi, c’est le contraire, peut-être parce que j’ai déjà été interprète. Je disais à tout le monde: "Les acteurs et moi, ça fait un, et puis vous allez nous suivre."

Avec Yves Cape à la barre, directeur-photo belge qui a signé les images, entre autres, de L’Humanité, Rodrigue Jean a soigné le cadre, rejetant toute scorie, travaillant dans l’épure. Une optique qui n’a pas fait le bonheur de tout le monde. "J’ai vraiment fait le film que je voulais faire, avec une équipe top. Comme le sujet est difficile, je voulais bien l’encadrer au niveau technique, lui donner un cadre très solide. Les techniciens se moquaient d’Yves Cape parce qu’il avait deux petits néons accrochés sur la caméra, mais la lumière, quand elle sort, elle sort. Le troisième assistant venait me dire qu’il aurait pu faire le travail à sa place! C’est inouï, l’emprise de la technique sur les plateaux. Au Québec, on a des techniciens hyper compétents, qui font des belles pubs, mais ça donne une façon de travailler où les techniciens nous disent: "Ici, on fait ça comme ça." Moi, je compose des équipes métissées – Québécois, Acadiens, Européens – pour casser ça. J’ai déjà une mauvaise réputation à Montréal: apparemment, je déteste les techniciens. C’est pas vrai, mais venez pas me dire: "Ici, on fait ça comme ça." On est capable de faire des images hyper léchées, comme à Hollywood, mais c’est un dialogue avec la technique, pas avec la culture. C’est correct, mais je trouve qu’on rend pas service au cinéma. On a la chance d’avoir une cinématographie nationale, on nous donne de l’argent, on nous encourage à faire des films dans cette culture-ci, mais beaucoup ne profitent pas de cette chance-là, et le défi devient technique. Avec le fric, la technologie et les équipes qu’on a, n’importe qui peut faire de belles images, on peut rivaliser avec Molson Dry, mais je vois vraiment pas l’intérêt. Pour moi, il n’est pas question de faire joli: au montage, je jette tous les beaux cadres."

Avec deux films à son actif, un projet de mini-série télé en cours, et un troisième long métrage à venir ("Un peu dans la lignée des deux premiers, avec un jeune de 14 ans"), Rodrigue Jean ne se fait pourtant pas d’illusions sur son avenir de cinéaste. "Je m’attends à rien. Ça a l’air que Denys Arcand doit faire les mêmes pirouettes que tout le monde! Ici, on a la mauvaise habitude de toujours chercher le sauveur de la culture, et on se débarrasse vite de celui qui était là avant. C’est une culture qui veut des héros à tout prix, qui s’en invente, et qui les jette très vite."

YELLOWKNIFE
À une époque, et dans un pays, où il faut être aimable à tout prix, Yellowknife ne l’est pas du tout. Pourtant, la séduction est au coeur du film, en creux, comme on le dit d’un portrait. Le désir, aussi, circulant entre des êtres lancés les uns contre les autres.

Première coproduction entre le Québec, le Nouveau-Brunswick et le Manitoba, Yellowknife met en scène six personnages en quête de hauteur, un sextette auquel viendra s’ajouter un joker, septième carte décisive. Il y a Max (Sébastien Huberdeau) et Linda (Hélène Florent), partis voir ailleurs s’ils y étaient; deux jumeaux gogo boys (Brad et Todd Mann), tout droit sortis d’un film de Pasolini ou d’un livre de Genet; Marlène (Patsy Gallant), une chanteuse de clubs miteux, et Johnny (Philippe Clément), son gérant de longue date, animal dangereux. Entre Moncton et Yellowknife, de chambres de motels en bords d’autoroutes, leurs parcours se croiseront, avant que ne survienne un policier amérindien (Glen Gould), qui fera basculer le déséquilibre précaire dans lequel se débattent ces six errants.

Bien que Yellowknife évoque les thèmes des premiers films de Léa Pool, c’est plutôt du côté de Jim Jarmush, première manière, qu’il faut se tourner si l’on veut jouer au jeu des comparaisons – jusqu’à l’affiche, superbe, qui rappelle celle de Stranger Than Paradise. Cela dit, Rodrigue Jean a une façon bien à lui d’aborder l’errance, l’identité, la sexualité. On ne fait pas l’amour dans Yellowknife, on baise – comme on mange, fonction vitale, qui relève autant du besoin que du désir. L’approche du cinéaste est frontale, comme on le dit d’une collision, et elle est soutenue par des comédiens d’une profonde honnêteté, des jeunes débutants, sombrement incandescents, aux vieux routiers, eux aussi débutants au cinéma: Philippe Clément, acteur néophyte d’une incroyable présence, et Patsy Gallant, dans un rôle écrit pour elle, sobre et poignante en femme revenue de tout, mais qui va encore quelque part…

Ce qui sauve le film du misérabilisme dans lequel ces dérives conjuguées auraient pu se complaire, c’est la rigueur avec laquelle le cinéaste mène son récit. Découpé au scalpel, sur un rythme lent qui respire et oppresse tout à la fois, Yellowknife est vraiment d’Amérique française, mêlant sensibilités européenne et américaine. Voyage pas évident au coeur de "l’inconvénient d’être né", c’est un de ces films dont on dit qu’ils sont troublants et dérangeants. Ça ne dit pas grand-chose, et pourtant ça dit tout.