Éric Rohmer : Révolution permanente
Cinéma

Éric Rohmer : Révolution permanente

Avec L’Anglaise et le Duc, ÉRIC ROHMER innove encore. Sa Révolution française est numérique et royale. Toujours enthousiaste, le cinéaste parle écriture, sujet, démagogie, et Histoire. Entrevue exclusive.

Quand Rohmer pousse la porte des Productions du Losange, à côté des Champs-Élysées, et à deux pas de chez lui, le silence vient de changer. Il y a de la déférence dans l’air. Courbé comme peuvent l’être les grands et minces, le maître des lieux de 82 ans prend la main qu’on lui tend, mais gêné, regarde ailleurs. Mal à l’aise dans l’antichambre de la conversation. Une fois dans son bureau, sa tanière, il est prêt à parler. Et comme dans ses films, on passe dans une autre dimension. La voix étonne toujours avec un débit à faire pâlir un encanteur et surtout un rythme de phrase qui joue une drôle de musique. Hésitations, précisions, fausses digressions mènent le bal, mais l’esprit est harmonieux, la pensée claire et inspirante. À l’image de ses films.

L’âge n’ayant rien à voir avec le goût du progrès, Rohmer, qui avait déjà salué le cinémascope en 1954, salue le numérique aujourd’hui. Il vient de signer un film innovateur (même après Méliès), en bêta numérique, en incrustant des personnages dans des tableaux fidèles à la topographie de l’époque. L’Anglaise et le Duc a été réalisé aux Studios Duboi et a coûté plus de huit millions de dollars, soit huit à dix fois plus cher qu’un Rohmer courant. Auteur de près de 50 films, Rohmer a signé deux films historiques (La Marquise d’O et Perceval le Gallois) et un film politique (L’Arbre, le maire et la médiathèque). Il combine ici les deux. Érudit du XVIIIe, il a choisi de s’appuyer sur les mémoires de Grace Elliott, Journal of My Life During the French Revolution, et de ne garder que les passages traitant de sa relation, anciennement amoureuse et toujours amicale, avec le prince Philippe, duc d’Orléans, cousin du roi Louis XVI, mais acquis aux idées révolutionnaires. Autour de cinq dates importantes, Rohmer fait monter le suspens: cette royaliste va-t-elle convaincre un aristocrate révolutionnaire de voter contre la mort du roi? Rohmer parle en homme, en penseur curieux, aussi versé dans le savoir que dans le plaisir.

Qu’y avait-il de passionnant dans les mémoires de cette femme?
Beaucoup de choses. C’est très bien écrit, d’abord. Et, fait étrange pour des mémoires, ce texte est déjà presque un scénario. Il est très dialogué. Aussi, le point de vue adopté me plaît. C’est celui de quelqu’un qui lit les événements toujours un peu de côté: il y a une sorte de dialogue, si je puis dire, entre l’Histoire et la vie privée. Ça m’a plu, parce que dans la plupart de mes films, je montre un peu les choses ainsi; des gens qui sont en coulisses et qui jettent un regard sur la scène ou l’inverse. J’ai voulu montrer les événements, mais de façon rapide. À travers une lorgnette, depuis une fenêtre de maison ou celle d’un cabriolet. Il y a beaucoup de hors-champ… Le cinéma qui ne montre pas du tout de hors-champ, c’est du théâtre filmé. En même temps, un cinéma dans lequel il n’y a que le champ, c’est un cinéma restreint, qui n’utilise pas toutes les possibilités qui sont, précisément, de pouvoir, grâce à l’imagination du spectateur, dilater l’espace. Et puis, ils m’intéressent tous les deux, aussi bien l’Anglaise que le duc.

Dans leur complexité?
Oui. L’Anglaise est courageuse, cornélienne, héroïque; à la fois amie de la reine, et à la fois du pire ennemi de la reine, le duc d’Orléans… Et lui, c’est un personnage mystérieux, inusité. Des questions peuvent se poser à son sujet; on peut l’accuser de tous les maux ou, au contraire, on peut penser que c’était un homme sincère.

Quelle est d’ailleurs votre réaction face à certaines critiques françaises qui ont vu dans ce film une prise de position politique très claire en ne donnant la parole qu’à des royalistes plus ou moins progressistes en pleine Révolution française?
Je trouve ça profondément ridicule, stupide, idiot. Ça n’a aucun sens. Ça ne veut rien dire. De tout façon, c’est un film qui est fait sur une discussion! Les uns sont contre le roi et d’autres sont pour. Le film ne prend pas parti dans cette histoire. La royaliste du film est anglaise, mais n’est pas du tout absolutiste. Par conséquent, je ne vois pas en quoi ce film est réactionnaire comme on le dit.

Vous avez travaillé avec des technologies nouvelles: pourquoi?
Voilà! Les technologies servent à cela: élargir l’espace. C’est-à-dire montrer un espace, même parcimonieusement, mais dans une grande étendue. Or, dans les films historiques tels qu’on les voit en général, pour élargir cet espace, on a recours au montage et je trouve que c’est toujours très naïf: on prend des petits bouts de décors naturels, une fenêtre, une porte, etc., et puis, on essaie de reconstituer une rue. Mais ça ne sera jamais vraiment Paris! D’autant plus que ces décors sont souvent pris en province, ou dans les pays de l’Est. Ces grandes date de la Révolution sont tout de même des dates parisiennes: le 14 juillet, le 10 août, 2 septembre, 21 janvier, la mort du roi. Et non seulement à Paris, mais dans des endroits extrêmement significatifs, comme la place de la Concorde. C’est ce qui m’a donné l’idée de faire appel à une technique nouvelle, et que n’ont pas utilisée les gens qui ont fait des films historiques. Parce que si vous regardez les films faits sur Paris depuis Orphans of the Storm, de D. W. Griffith, même dans les plus riches, la reconstitution est très pauvre.

Dans votre cas, est-ce difficile de rouler avec une équipe plus lourde, une technologie plus encombrante?
Rien de difficile sur ce tournage. L’ampleur du travail venait du fait que j’avais des costumes, des décors, des trucages. Mais tous ces gens ne me pesaient pas, au contraire! Ils travaillaient de leur coté, et moi du mien. Et puis cette technologie est employée dans les scènes où il n’y a pas tellement de jeu, pas de mouvements, pas de trajets. Le jeu se trouve dans des plans rapprochés, et, dans ce cas-là, le décor compte moins. Mais les intérieurs sont construits en pur, c’est pas truqué: je ne pouvais pas montrer quelqu’un assis dans un fauteuil et qu’en réalité ce soit un cube!

Revenons à ces mémoires. Quel est votre apport sur le plan du texte? Vous êtes-vous approprié les dialogues?
Quand je fais un film ancien, je veux que les gens parlent comme ils parlaient à l’époque, à peu près. Donc je préfère avoir à emprunter des dialogues, comme dans Perceval, où j’ai simplement traduit les mots dans un français compréhensible. Ici, j’ai suivi les dialogues de ces mémoires. Il y a une scène admirable, très cinématographique et très dramatique, et je n’ai pas eu besoin de changer une ligne (l’altercation de l’Anglaise avec le député Chabot). Ça, c’est exactement dans le texte de Grace Elliot. Pour le reste, soit que j’ai mis en style direct ce qui était en style indirect, soit que je les ai purement inventés. Disons que j’ai une connaissance des oeuvres du XIIIe suffisante pour ne pas faire de bêtises! (rires) En tout cas, je n’aime pas du tout introduire un dialogue contemporain, comme on le fait dans tous les films historiques que j’ai vus. Et je dirais même hyper contemporain, parce que tous les tics à la mode sont là. À mon avis, les auteurs, qui sont intelligents et qui connaissent l’époque, le font exprès. C’était une bonne idée quand Cocteau écrivait Antigone à sa manière, mais le cinéma a mieux à faire que de se livrer à ses facilités.

Trop démagogique, selon vous?

Un peu… Oui: démago! Ce qui est grave, aussi, c’est que dans les années 20, le spectateur n’était pas abusé, donc il savait qu’on faisait du moderne exprès. Quand Picasso peint Odipe, on sait très bien qu’il ne le peint pas comme les Grecs. Mais, actuellement, le public est très ignorant en Histoire. Et je suis sûr que la plupart des gens qui voient ces films ne se posent même pas la question. Ils pensent que les gens parlaient ainsi autrefois.

Votre filmographie ressemble à un flot continu, sans film phare qui vienne éclairer les autres; êtes-vous heureux de cette régularité?
Oui, je l’aime bien. C’est peut-être pour ça que je fais des ensembles, parce que je crois que les gens s’y attachent. Ils ont vu un ensemble, et ils ont peut-être envie de voir les autres. Je pense que le public ne reconnaît pas tellement l’unité lorsque son auteur passe d’un genre à un autre. Et j’ai une très grande fidélité de la part de mon public. À peu de chose près, la fréquentation de mes films reste semblable. Et même celui-là, qui a coûté beaucoup plus cher, n’a pas fait venir plus de monde.

À la construction d’un film, quand vous ne partez pas d’une lecture, partez-vous d’une observation? Êtes-vous un contemplatif?
Non, je ne suis pas trop observateur… C’est mystérieux même pour moi. En fait, je vis dans la peur – beaucoup de gens ne le disent pas -, mais j’ai peur de ne pas trouver de sujet. J’ai peu d’invention, mais j’ai eu des idées de situations. Cependant, depuis 20, 25 ans, j’ai moins d’idées. Et mes idées sont très anciennes, mais mes films mûrissent: La Femme de l’aviateur est un film dont j’ai eu l’idée en 1945 et je l’ai tourné en 81. J’ai été très flatté que quelqu’un me dise que cette situation de couple était très moderne.

Avez-vous tout de même l’impression que vos films pourraient être de plus en plus décalés du présent?
Ce que je peux vous dire, et c’est peut-être présomptueux de ma part, c’est que je pense que mes dialogues sont vrais, que mes acteurs jouent juste, et qu’il y a plus de réalité dans mes films que dans la plupart des films! Des critiques peuvent penser le contraire, mais moi je pense comme ça.

Ex-critique de cinéma, ex-rédacteur en chef des Cahiers du cinéma: allez-vous encore au cinéma, et ce que vous voyez vous plaît-il?
Non. J’ai des difficultés physiques à y aller. Ma vue est moins bonne et je n’aime pas être dans un endroit enfermé avec d’autres personnes. Je vois tout sur écran de télévision. Quand je vois des films anciens, je reconnais que je n’ai pas tellement changé d’avis… Les cinéastes que j’ai aimés, je les aime toujours. Le cinéma moderne, j’ai vu trop peu de choses. Cela dit, il y a des choses que je n’aime pas, comme l’utilisation systématique de la caméra à l’épaule, bien que moi-même je l’aie utilisée dans mes premiers films. Je n’aime pas ce parti pris de gros plan. J’aime qu’on montre l’espace dans sa continuité, et j’aime les récits bien construits, bien organisés. J’aime la clarté. Je ne pense pas que la clarté soit la facilité. L’obscurité l’est. C’est très difficile d’être clair au cinéma…

L’Anglaise et le Duc
Le culotté

Rohmer fait très fort. Il met la haute technologie au service de l’Histoire et de l’art, alors qu’on craignait qu’elle soit collée à jamais à la science-fiction et autres grands déploiements. Et il parle de la période de la Terreur à Paris du côté des perdants, identifiant le peuple à un fonctionnariat borné et à une plèbe meurtrière. Au sommet de l’expression populaire française par excellence, Rohmer laisse la parole à une Anglaise qui vomit la Révolution… Mais est-ce si culotté de la part d’un cinéaste qui a toujours travaillé son écriture comme un esthète et qui a suivi les protagonistes plus que les idées, politiques de surcroît? Rohmer n’a jamais fait dans le réalisme de gauche, ce n’est pas un scoop. Mais il aime Balzac et Stevenson; Hitchcock et Murnau: il aime les aventures. Et celle-ci en est une fascinante. Dans la description de cette amitié profonde et déséquilibrée entre Grace Elliott et le duc d’Orléans (elle aime le roi; il le déteste. Elle est fiable; il est inconstant), dans cette progression de l’horreur si finement amenée, où l’on se demande presque si Louis XVI perdra sa tête, Rohmer a réalisé une épopée pastel hors du commun.

Et, merveille, L’Anglaise et le Duc échappe complètement aux étiquettes: voilà un film bavard (dialogues superbement écrits et joués, à la fois simples et brillants, concis et explicatifs), mais qui se déroule comme un film muet (les tableaux réalisés par Jean-Baptiste Marot où " s’incrustent" les plans de foule, le calme d’une caméra fixe, le peu de musique). Un film aussi intime que grand; délicat que brutal; humain que cynique. Rohmer passe sur une période peu reluisante de l’Histoire de France avec la plume d’un érudit, mais avec les yeux rieurs et l’écriture légère. Comme s’il avait fait sien le flegme anglais de Miss Elliott. Les députés ont des batailles de rhétorique; le procès royal ressemble à une soirée d’élections télévisuelle; l’Anglaise passe son temps à changer de maison, elle cache un aristo qu’elle n’aime pas et reconnaît un certain style au patrouilleur venu perquisitionner chez elle! Il fallait un culot et un talent gigantesque pour jouer avec aisance sur autant de facettes, pour faire avaler ensemble technologie de pointe et naïveté visuelle, grande Terreur et petites horreurs. Et surtout pour proposer, dans un raccourci exemplaire, une lecture nouvelle d’une période aussi fouillée. Admirable.

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