Cet amour-là : Margot et mamzelle Jeanne
Union de talents, accord de sensibilité pour raconter la passion entre Marguerite Duras et Yann Andréa. Jeanne Moreau au sommet de son art et de sa vie. Toujours irrationnelle. Rencontre.
Elles sont nées toutes les deux sous le signe de la féminité virile; elles sont de celles qui foncent, qui créent, qui déménagent, qui laissent une empreinte. Elles étaient amies, ces deux rockeuses-là; l’une était parmi les grandes figures de la littérature mondiale et l’autre reste une actrice incontournable. Marguerite Duras et Jeanne Moreau se confondent le temps d’un film, Cet amour-là ; réalisé par Josée Dayan (une autre rockeuse), à partir du livre de Yann Andréa, publié en 1999.
Ces quatre noms sont reliés par une nette propension à la passion. Une histoire d’amour insensée a commencé durant l’été 80 en Normandie; elle a été vécue, puis on en a fait un livre, puis un film. La passion comme moteur. C’est l’amour qui aura duré 16 ans entre un jeune homme homosexuel obsédé par les mots de Duras et une écrivaine de 66 ans en panne sèche, coincée dans sa chambre. La relation fut charnelle, créatrice, tumultueuse, scandaleuse, lucide. Yann a redonné à Duras le goût d’écrire (dont L’Amant, un succès planétaire, comme elle le disait); et elle, après l’avoir vampirisé, lui a donné l’élan de l’écriture.
Monstre sacré mais aussi amie, que Jeanne Moreau aborde comme un personnage romanesque: "Je ne projette pas de souvenir précis de Marguerite, rien du tout. Yann Andréa m’a seulement donné un bracelet de jade lui ayant appartenu. Être comédienne, c’est d’abord incarner, donner quelque chose de vivant. Il me revient de donner chair et sang à un personnage qui est une création de metteur en scène. En fait, je me suis immergée dans son oeuvre, pour y trouver l’essence, comme en parfumerie. Il faut pénétrer l’oeuvre. Proust, par exemple: pas besoin de lire les journaux pour savoir qu’il était asthmatique! Ça se sent dans son rythme… Et puis, j’ai pris ce film comme une aventure romanesque. Comme si, tout à coup, en racontant cette rencontre improbable entre elle et ce jeune homme, Marguerite était devenue la quintessence de l’héroïne de ses romans." Duras qui rejoint ses livres, c’est traverser le miroir. Mademoiselle Moreau pouvait permettre ce tour de passe-passe: elle prête à cette femme – qui avait le don des phrases vraies quand elle parlait d’amour, de mort et de littérature – sa voix légendaire. Et ça ne bouscule rien, ni le mythe ni les images télévisuelles qu’on peut garder de Duras: les deux femmes se superposent et forment un personnage composite, qui se dévoile dans l’intime, qui picole sec, qui se pâme sur Capri, c’est fini, d’Hervé Vilard et qui tord le coeur quand elle pleure. C’est Duras, mais de proche. "Bien sûr qu’elle est abordable, puisqu’on parle d’intimité!" de répliquer Moreau au bout du fil. En effet, ce film-là ne donne pas à connaître l’écrivain, son style ou son importance. Moreau en train de palper son stylo, de se tenir la tête d’une certaine façon: ce sont peut-être les tics de Duras, mais on n’apprendra rien d’un processus de création. Suivant le livre pas à pas, on se cantonne dans l’anecdotique, surprenant une femme qui doit composer son quotidien entre la mort qui arrive, l’amour qui débarque et l’écriture qui tyrannise, qui fait des promenades en voiture, et parle de poireaux vinaigrette.
Josée Dayan, réalisatrice télé reconnue en France, a pris un angle très simple pour mettre en scène ce duo jamais lassant, mais toujours tendu. Elle ne fait pas du Duras, mais elle y va franchement, sans séduction, et avec pudeur. "Je voulais que ce soit Josée, explique Moreau. C’est une personne exceptionnelle. Il y a eu une enfance en elle… Elle fume le cigare, elle commande ses troupes comme un général dirige une armée; mais elle donne tout aux acteurs, elle a une sensibilité, une émotivité… Peut-être qu’une autre personne aurait pu faire le film… Almodovar, peut être, dont je viens de voir le dernier film. Il a une connaissance du masculin et du féminin, celui-là!"
Moreau a été proche de Duras. Elle a, entre autres, chanté India Song, joué Moderato Cantabile, et récité L’Amant; elle a passé plusieurs nuits à naviguer à vue avec ladite Marguerite, à qui elle lançait, moqueuse: "En fait, tu n’écris que des mélos! Bien écrits, certes, mais des mélos tout de même!" Mais Duras n’était pas un modèle: "Je n’en ai pas!… J’ai une telle soif d’absolu qui me pousse vers le haut que j’ai des compagnons d’aventure, et non des modèles", réplique la comédienne, catégorique. À 74 ans, la Catherine de Jules et Jim continue de soulever la poussière, préparant un Phèdre avec Fanny Ardant; à ne pas vouloir entendre parler de carrière, et à ne pas sentir l’emprise du savoir-faire sur l’instinct dans l’approche de ses rôles. Et qui ne sont pas des rôles d’ailleurs: "Savoir-faire? Non, pensez donc! Je finis quelque chose et je me dis: nom de Dieu, comment j’ai fait? Ce n’est pas un état de grâce, c’est juste de la concentration. Et je crois que je peux tout faire. C’est ma vie. Je ne sépare pas entre vie et carrière, puisque je donne le meilleur pour recréer la vie! C’est fou de faire ce métier, vous savez… Alors que mes copines de collège se font des soucis pour leurs petits-enfants, moi je gamberge et je sautille! Ce n’est pas du domaine de la conscience. On vit, c’est tout. Parfois avec Aymeric (Aymeric Demarigny, à l’aise dans le rôle de Yann Andréa), on pleurait, et on téléphonait à Yann et on lui disait: "Là, vous avez été un salaud!< Mais elle charrie, Margot, quand même…"
L’intelligence et la sensibilité reliant aussi Moreau, Duras, Dayan et Andréa, on ne se permet pas le marivaudage: ils sont tous les quatre, avec différents outils, armés pour prendre le taureau par les cornes. Au-delà de la séduction, du mensonge – et, étrangement, au-delà des mots -, transparaît à l’écran la franchise à l’unisson. Pas la recherche de vérité à tout prix, mais une sorte de lucidité remarquable. Je vais mourir, j’écris, j’aime: c’est aussi courageux que ça.
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