Vues d'Afrique : Le meilleur des mondes
Cinéma

Vues d’Afrique : Le meilleur des mondes

À l’heure où, ici, l’afro-américanisme se réveille, où Halle Berry, Denzel Washington et Ali deviennent des symboles, et où l’on demande des réparations pour l’esclavagisme, l’Afrique débarque en ville pour donner à voir ses cinématographies. Multiples et bancales? Peut-être. Mais toujours en évolution. À découvrir pour apprendre, à Vues d’Afrique 2002.

L’Afrique a d’autres chats à fouetter que de s’occuper de son cinéma. Ou plutôt de ses cinémas. Mais ça n’empêche pas d’en parler: le septième art est encore le moyen idéal pour renvoyer une image claire, sinon rapide, d’une réalité. Les Africains en ont besoin, et nous aussi. Ça ne fait de mal à personne de voir ce continent autrement qu’à travers la lorgnette CNN, entre les comptes rendus de l’humanitaire et la langue de bois des politiciens.

Comme sur les autres continents, on trouve en Afrique des périodes fastes (les années 70), des cinématographies qui furent respectées (Égypte), de grosses comédies qui font rouler le business, et des blockbusters américains qui envahissent le paysage. Au milieu, il y a des perles, comme partout. Mais en Afrique, on peut souvent rajouter pauvreté et instabilité politique. Ce qui se traduit par salles mal entretenues, billetterie non fiable, écoles de cinéma quasi inexistantes (sauf au Burkina), peu d’acteurs, et entrepreneurs frileux: et pourtant… ça tourne!

Vues d’Afrique se démène depuis 18 ans pour exposer, année après année, les avenues, les progrès et les rebonds du cinéma africain et créole. Cette année encore, avec 86 films et vidéoclips au programme, on ne parle pas d’évolution flagrante, de soubresauts dramatiques, mais comme le mentionne Edwige Dazogbo, qui s’occupe de la programmation du festival, "il faut être là pour montrer les efforts, autre chose que l’image folklorique qu’on a des cinématographies africaines". Selon elle, le plus effrayant pour l’Afrique est de ne pas avoir de miroir réfléchissant. Plusieurs voix mettent en cause des projets cinématographiques dépendant des coproductions européennes et américaines; certains cinéastes africains parlent même de néocolonialisme (à voir dans le film Les Fespakistes, documentaire de François Kotlarski et Éric Münch, qui a été tourné durant le Fespaco, festival du film panafricain d’Ouagadougou). "On ne peut pas limiter le cinéma africain à une expression cinématographique tant que le continent n’aura pas son propre système d’exploitation, de production; tant que l’expression des cinéastes dépendra des bailleurs de fonds, s’enflamme madame Dazogbo. Le cinéma africain dépend des écoles européennes et américaines; et cela explique pourquoi nous ne faisons pas des films qui nous ressemblent." Les films africains, on les voit en festivals, mais ils sont très peu achetés par les distributeurs. Armand Lafond, directeur exécutif chez Remstar, y est sensible, et il fonctionne par coup de coeur. Selon lui, les films trouvent leur public: "Montréal est une petite ville, mais avec les cinéphiles, les films africains fonctionnent comme n’importe quels autres films européens. Je ne vois pas de normes: un bon film, ça vient de n’importe quelle nationalité." Touché par Halfaouine, de Férid Boughédir, il a aussi fait connaître Octobre à Alger, de Malik Lakhdar-Hamina, et les films de Raoul Peck (L’Homme sur les quais et Lumumba).

Mais dans le dysfonctionnement de l’affaire, quand on a tassé les Jackie Chang et autres, le cinéma africain est de plus en plus apprécié par son public maison: "Il faut d’abord rejoindre les gens sur le continent. Les cinéastes d’aujourd’hui font partie d’une génération qui veut prendre ses responsabilités; qui se libèrent de l’embourgeoisement intellectuel, et savent que s’ils ne font pas eux-mêmes des efforts, le public africain n’évoluera pas. Ils ont de bonnes idées à mettre en scène, mais il n’y a pas de moyens. On se limite trop au socio-éducatif et folklorique", ajoute Edwige Dazogbo. Sur le terrain, les réactions sont fortes: gros succès pour Les Couilles de l’éléphant, d’Henri Joseph Koumba Bididi, du Gabon, comédie sympathique sur la politique et l’impuissance, toujours en salle à Paris; mais censure au Sénégal pour Karmen, de Joseph Gaï Ramaka, qui mélange chant sacré, Bizet et homosexualité au féminin (voir critique).

Sexe, femme et guerre
Entre les deux s’ajuste la programmation du plus grand festival de films africains hors Afrique. Cette année, on touche à des points sensibles, bouleversant des tabous: l’influence des marabouts (Almodou, d’Amadou Thior, du Sénégal); les libertés amoureuses et sexuelles (Karmen); l’impuissance masculine (Les Couilles de l’éléphant) et la stérilité au masculin (le projet pilote de la première série télé de Côte-d’Ivoire, Cette négrillonne, 7 millions, de Kitia Touré: éducatif mais marrant). Cette série est 100 % maison, tout comme le film de Jean Odoutan, Mama Aloko, du Bénin. Odoutan, habitué du festival, a déjà signé Barbecue Pejo (1999) et Djib (2000). Son film, énervé comme dans une bédé, balance une mise en scène hasardeuse par une liberté de ton et quelques dialogues bien sentis sur les péripéties rigolotes d’un restaurant de Belleville.

Et toujours, et de plus en plus, la place des femmes qui s’élargit, et se renforce. Elles se battent pour elles, pour les enfants, pour la survie et elles prennent la caméra: superbe exemple, le premier long métrage de Yamina Benguigui (Algérie), Inch’Allah dimanche, avec Fejira Deliba (étonnante), Zinedine Soualem, Marie-France Pisier et Mathilde Seigner. Avec ce film sur les femmes algériennes qui doivent s’adapter en France dans cette politique de "regroupement familial" qui a eu lieu dans les années 60 et 70, on sent vraiment la maturation d’une cinématographie maghrébine française. Un film sur la mémoire, nuancé, bien dirigé, et très émouvant. Même constat de rébellion, où les femmes doivent tenir tête pour ne pas couler (et souvent faire face à une belle-mère imbuvable): La Saison des hommes, de Moufida Tlali, de Tunisie (sélectionné à Cannes 2000), offre un très beau scénario qui fait des allers-retours temporels et qui met en évidence l’étouffement (et la sensualité) du gynécée forcé. Bintou, de Régina Fanta Nacro (Burkina Faso/Zimbabwe), se bat pour travailler et envoyer sa fille à l’école: meilleur court métrage au Fespaco et à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes (2001). Et beaucoup de documentaires, dont Petit à petit, de Kadiatou Konaté, du Mali, sur les femmes qui prennent en main la lutte contre la pauvreté, et surtout Niger: Femmes contre le désert, de Patricia Micallef et Georges Pinol (France): 12 minutes avec voix off qui expliquent comment des femmes seules (avec l’aide de fonds italiens) ont planté depuis 16 ans 13 millions d’arbres dans le désert, entre le Sahel et le Sahara! Admirable.

L’autre grand sujet, c’est la guerre. Retour sain et douloureux sur le génocide au Rwanda: Rwanda, récit d’un survivant, de Robert Genoud et Vénuste Kayimahe, de France; et Kongomani, de Marc Hoogsteyns, de Belgique, un regard personnel et des images éprouvantes sur la folie meurtrière. La fiction est aussi insupportable, dramatisant les atrocités, dans 100 jours, de Nick Hughes (Kenya). Devant tant d’absurdités et d’horreurs, ces films donnent l’impression d’avoir été tournés juste pour vérifier que ce n’était pas un cauchemar inventé, mais bien une atroce réalité. Mentionnons aussi Démokratia, de Malek Bensmaïl, d’Algérie, une fable très travaillée sur la dictature. Intéressant sur le plan formel.

La liste pourrait s’éterniser, d’Haïti dans Montréal (District 67, de Sébastien Gondron) à la Guadeloupe (Tèt grenné, de Christian Grandman), qu’on n’aurait pas fini d’en faire le tour. Difficile de parler d’union et de panafricanisme: "Nous ne sommes pas solidaires, déplore Edwige, Béninoise en terre d’Amérique. Les Américains l’ont compris : l’affirmation d’une culture passe aussi par une image, un symbole." Mais Vues d’Afrique est au pluriel, on ne propose pas un symbole, mais une série d’images, éclatées. Ce n’est pas difficile à regarder, il faut juste s’ouvrir les yeux un peu plus grand…

Juliette Ruer

Karmen
La première image de Karmen est saisissante: Karmen Geï (Djeinaba Diop), grande, très belle, les jambes fuselées et le sourire conquérant, fixe la caméra. Nous sommes dans une prison de Dakar, elle entame une danse effrénée, entourée de femmes et de musiciens, et le jeu de séduction, de la directrice de la prison (Stéphanie Biddle), autant que du spectateur captif, est amorcé. Il durera le temps de ce film surprenant, adaptation libre de la nouvelle de Mérimée, adaptée 52 fois au cinéma, notamment par Demille, Saura, Godard, Rosi, et Preminger qui, avec Carmen Jones, réalisa, en 1954, la première adaptation noire du célèbre opéra de Bizet.

Ici, on est loin des remparts de Séville, mais l’esprit est le même: celui qui anime la trajectoire fulgurante et tragique d’une femme libre, qui séduit tous ceux et celles qu’elle croise. Sous le soleil sénégalais ou castillan, l’amour est toujours enfant de bohème, et, qu’il soit toréador ou policier à Dakar, celui qui aime Carmen doit toujours prendre garde. Le premier long métrage de Joseph Gaye Ramaka est une magnifique transposition, un pari audacieux qui convainc et séduit. Joint à New York, le cinéaste explique que ce scénario, inachevé pendant des années, a repris vie grâce au Requiem de Mozart: "C’est cette idée de la mort qui a redonné son sens à ce mythe de l’amour et de la liberté. Ça n’aurait pas eu de sens, pour moi, de faire une énième version de Carmen, avec mon background culturel comme décor. J’avais envie d’en parler en profondeur. C’est aussi un film nourri de mon enfance, de toutes ces femmes fortes, de ces tantes, mortes célibataires, parce qu’elles n’ont pas trouvé d’hommes à la hauteur."

En effet, Karmen est une étonnante héroïne africaine, un esprit libre, au-delà du bien et du mal, incarnée par une débutante douée, venue au cinéma par hasard. "J’avais fait quelques défilés de mode pour payer mes études de philosophie, explique Djeinaba Diop, et je travaillais au casting de Karmen, lorsque Joseph m’a dit: "Arrête de chercher: Karmen, c’est toi!"" La jeune femme dut apprendre à danser, à chanter, à nager, et "à occuper l’espace, en lisant Stanislavski". Un tour de force quand on constate avec quelle aisance et quelle force elle impose sa présence. "C’était peut-être un avantage d’être mariée au réalisateur! dit-elle. J’ai pu étudier le scénario en détail, j’ai traduit les dialogues en wolof, j’ai travaillé sur les costumes." Est-ce que la novice a eu la piqûre du jeu? "Quand je vois la réaction du public, ça me donne envie de recommencer, de faire encore mieux. Et aussi de donner une autre image du cinéma africain."

Cette coproduction entre le Sénégal, le Québec et la France n’a pas la lenteur habituellement associée au cinéma africain. Ici, le rythme suit celui de la passion amoureuse, et témoigne d’un cinéma qui se décoince, s’emballe et explore des thèmes jadis tabous. "Il y a une évolution certaine du devoir social et politique des cinéastes, précise Ramaka. Une nouvelle génération est apparue, affirmant son désir de faire quelque chose qui lui ressemble plus. L’humour africain, par exemple, s’est très peu retrouvé à l’écran, parce qu’il y avait des choses plus sérieuses à dire. La plupart des mes scénarios ont été écrits il y a 10 ou 15 ans, et on me disait qu’ils n’étaient pas assez africains. On me le dit encore pour Karmen…"

Avec ce film où la danse et la musique (de Doudou N’Diaye Rose, David Murray et Julien Jougat) tiennent une place centrale, Ramaka n’explique l’Afrique ni aux Africains ni aux Occidentaux. Il fait oeuvre de créateur, en s’appropriant une histoire qui appartient à l’humanité. Pratique plus fréquente au théâtre qu’au cinéma, la transposition est un procédé révélateur, lorsqu’elle est réussie. En transposant Carmen en Afrique de l’Ouest, le cinéaste en fait ressortir les grandes lignes, perpétuant le mythe tout en le renouvelant, et en lui apportant une couleur inédite. "Dès que je me suis mis à écrire, le lien était rompu avec l’original. Je me suis mis au service de l’histoire, en l’écrivant librement." Une des libertés qu’il a prises, c’est d’intégrer une femme dans la liste des conquêtes de Karmen. Une variation qui trouve tout naturellement sa place dans cette ode à l’amour libre. "Ce sont deux personnes qui ont du désir et de l’amour l’une pour l’autre, et je ne me donne pas le droit de juger leurs motivations. Chacun porte sa sexualité, et la société et la religion n’ont pas à la structurer."

Travaillant sur deux adaptations (Baby Sister, d’après Chester Himes, et une réflexion libre à partir d’Ainsi parlait Zarathoustra), Joseph Gaye Ramaka montre la voie à un cinéma africain aussi singulier qu’universel.

Éric Fourlanty