Festival de Cannes : Les clowns
Le plus grand festival de cinéma bat son plein. Une moisson de films déroutants, à l’image du monde. Claques politiques, humour cinglant pour faire passer la pilule ou romantisme nouveau, ce condensé d’images 2002 est évidemment monstrueux. Comme si on prenait le pouls de la planète…
Premiers jours de rodage, les soirées débutent; les journalistes enthousiastes se croient encore en vacances, les gardes de sécurité sont aimables. La prise de possession de la ville de Cannes est civilisée, mais ça tourne vite au siège. Le premier week-end apporte mistral, stars et badauds. Et les zombies attaquent soudainement la Croisette. Les noeuds papillon sont de travers au petit matin, les grandes stars sont cachées derrière les haies d’attachés de presse, les mendiantes d’Europe de l’Est habillées en Barbie ont cinq ans, les sosies d’Elizabeth Taylor et de Batman font des facéties dans des décapotables, les nymphettes se disputent vertement avec des bellâtres scotchés à leurs cellulaires et les femmes ont toutes l’air d’avoir 22 ans: Cannes a pris sa vitesse de croisière; ça frise le Satiricon. Mais cette année, tout semble encore plus dingue. D’un coté, fouille systématique pour entrer au Palais du Festival, dans les salles, dans les hôtels; le plan Vigipirate antiterrorisme interdit de se faufiler dans une salle quand le film est commencé et les flics patrouillent; on a même droit au pitbull chaque matin; et de l’autre, la mer est belle, des cabines bicolores et joyeuses installées le long de la Croisette diffusent les musiques de films les plus connues, un écran géant sur la plage palpite au vent pour montrer les films de Jacques Tati et, dans le grand kiosque à musique près du vieux port, un orchestre joue la musique de Jour de fête… Une ambiance bon enfant côtoie une réalité surveillée: le terreau est idéal pour voir des films politiques de clowns tristes. Ça tombe bien, ce sont les meilleurs du Festival jusqu’à maintenant.
La politique au coeur
Pendant que Leonardo Di Caprio fait hurler les filles en montant les marches pour les 20 minutes de Gangs of New York de Scorsese, que nous verrons peut-être un jour, d’autres images sont déjà imprimées en tête. Plus politiques que jamais. On n’y va pas par quatre chemins: elle est sentie, la démarche vraie, stylisée mais classique de l’Israélien Amos Gitai avec Kedma, où en deux tirades il règle ses comptes: l’Arabe est une teigne qui ne veut pas lâcher et le juif, un fou qui ne sait que se plaindre. Drôle de rythme cependant, comme si on donnait une claque au ralenti. Mais il y a surtout l’autre côté, celui du Palestinien Elia Suleiman qui, avec Intervention divine, signe un grand film. Chronique palestinienne terrible et poétique, voilà du cynisme hautement symbolique et de l’intelligence brute. Un truc fou et grandiose organisé par un réalisateur acteur qui a le mutisme de Buster Keaton, l’humour de Tati et la poésie de Fellini: rire en serrant les dents; ce type est génial. Du vrai cinéma, à qui l’on donnerait une palme d’or. David Lynch et ses amis du jury ont une patate chaude dans les mains…
Rions trois fois aussi avec Bowling for Colombine, de Michael Moore (Roger & Me). La grande gueule de gauche signe le film le plus culotté de sa carrière. En partant de la tuerie de Colombine, Moore met en cause la NRA, ramasse Charlton Heston, pitoyable Moïse, élève Marilyn Manson, et trouve dans le racisme une cause de la peur individuelle et nationale qui fait des États-Unis un pays fou de la gâchette. Mais est-ce la seule? Moore se pose et nous pose la question. Pendant une heure, on a la gorge nouée et l’envie d’applaudir à chaque seconde. Même si ça ramollit par la suite (mais que l’on rit encore, surtout quand il en vient à encenser le Canada), ce direct du gauche est magistral et risque de frapper fort. Le monde tourne dans un drôle de sens; et si ce film soulagera les convertis, il risque cependant d’en effrayer beaucoup d’autres. Un documentaire sans détour, chaudement applaudi après la séance. Atom Egoyan (The Sweet Hereafter), lui, ne fait pas dans le frontal, c’est plutôt le genre à brouiller les pistes. Sur plusieurs plans, en entrecroisant les destinées des peuples et des hommes, d’hier et d’aujourd’hui, de Toronto au mont Ararat, il part à la recherche de traces, celle de la haine; celle du génocide arménien. Ararat est riche, dense et fort, et son réalisateur est surtout incroyablement généreux d’avoir ouvert ainsi la porte du souvenir.
Les petits chéris
Autre façon stimulante de faire passer ses rages, spirituelles cette fois: Le Sourire de ma mère, de Marco Bellocchio. Dans le film de genre, on croyait avoir tout vu. Eh non! Il manquait le suspens religieux. Un peintre athée apprend que sa mère va être canonisée, elle qui n’avait rien d’une sainte. Sujet dément. Un rythme drôlement balancé, inquiétant et comique, qui tourne en spirale (on parle de Dante très tôt dans le film), une paranoïa catholique qui s’installe chez un homme faisant ce qu’il peut pour rester libre penseur. De la dentelle pour Sergio Castellitto, un grand acteur qu’on voudrait voir repartir avec le prix d’interprétation; et une vision acide de la religion en Italie, ce qui a fâché le Vatican.
Plus léger, mais le coeur en a besoin: Carnages, un premier long métrage de Delphine Gleize, un film un peu mode, accrocheur et décousu avec ses petites histoires qui rebondissent, et dont le point de départ est un taureau mis à mort dans l’arène. Drôle et effrayant, vivement mené et sans ce sérieux coincé des premières oeuvres. L’énergie passe par Jacques Gamblin et Chiara Mastroianni. Comme le dit joliment la réalisatrice, elle voulait saisir les humains en dehors des passages pour piétons. Mission accomplie. On aime aussi les histoires comme des tableaux simplifiés; pas bavardes mais suggestives, celle de En attendant le bonheur, premier long métrage d’Abderrahmane Sissako, un poème qui parle d’exil, traduit par le vent, la mer et le sable de son pays.
Et puis, on peut se trouver un chouchou. Un pour soi, imperméable aux moues dubitatives et aux critiques aiguisées. Même si on avoue une légère déception, Punch-Drunk Love de P.T. Anderson a du charme à revendre. Là encore, c’est du cinéma d’aujourd’hui, qui doit surprendre plus que suggérer. Mais on craque parce que l’auteur génial de Magnolia sait raconter une histoire, parce que même ses clichés et ses tics branchés sortent de l’ordinaire; parce qu’Adam Sandler est surprenant; et surtout parce que si l’on cherchait à repenser la comédie romantique américaine, celle des grandes années, si l’on cherchait comment traduire l’émotion d’un amour naissant avec les codes du 21e siècle, on ne pourrait faire un autre film que celui-là.
Mezzo, mezzo
On peut les appeler les haussements d’épaules, les "bof movies". Bien fait, pas un poil qui dépasse, mais si vite oubliés que c’en est troublant. Ils sont légion en cette première semaine: Balzac et la petite tailleuse chinoise, de Sijie Dai: un mélo sympathique tiré du best-seller, film qui flatte l’Occidental imbu de ses notions livresques. Mélo aussi pour Robert Guédiguian qui, avec Marie Jo et ses deux amours, veut retrouver un peu de l’âme de Marius et Jeannette. Ce trio amoureux, triste et nonchalant, a le sérieux des amours de midinettes, mais le charme en moins. Note molle également pour Ten, d’Abbas Kiarostami: exercice de style sur la femme à Beyrouth, un film qui se passe dans une voiture, et qui, outre les 15 premières minutes – stupéfiantes – distille un sûr pouvoir soporifique. Avec 17 fois Cécile Cassard, de Christophe Honoré, voici un premier film qui, au milieu de ses erreurs, de ses hommages grossiers, de ses errances et de sa longueur, ne manque pas d’intérêt. Avec Béatrice Dalle qui ressemble de plus en plus à Anna Thomson, Romain Duris et Jeanne Balibar. Et une bande-son qui a du Smashing Pumpkins dans la guitare. All or Nothing, par contre, ce n’est pas tout ou rien justement, c’est encore la nuance. Trop appuyée cette marque de commerce qu’a Mike Leigh (Naked, Secrets and Lies); cette finesse extrasensible maniée par le réalisateur de la classe moyenne immense et inaudible sent le calcul froid. Les acteurs sont étonnants, mais on s’ennuie dans le convenu du genre. Au bout d’une heure et demie de film, l’humanité sourit un peu, renaît au bonheur; mais trop tard, notre émotion n’a pas été harponnée. Sweet Sixteen, de Ken Loach, est autrement plus émouvant, superbement interprété par un jeune homme dont on peut retenir le nom: Martin Compston. Une histoire mille fois racontée, le cercle de la misère en Écosse, la prison, la dope et les copains; mais ici, le talent du réalisateur de My Name is Joe fait la différence. Quand à Romain Goupil, qui avait gagné la Caméra d’Or avec Mourir à 30 ans, et qui depuis 30 ans n’en finit plus de filmer ses potes, il signe un film sympathique et dilettante. Il offre à ses copains des premières heures un film d’amitié, une tournée générale. Partant d’un prétexte (démanteler un trafic de sans-papiers), il réalise une Mission impossible très parigote. Trop long, mais en sortant, on a une seule envie: faire une grande bouffe pour ses amis….
Déceptions
La salle était pleine à craquer, on croisait les doigts pour l’aimer. On a vu, et on est sorti abasourdi. Les injures fusaient. Demonlover, d’Olivier Assayas: une incompréhensible machine mégalo futuriste que l’on peut soupçonnée d’être aussi réactionnaire (Internet ouvre la voie à la violence débridée) que provocatrice (la perversité en seule constante). Un fourre-tout superbe qui parle de l’humain, de l’image, de la femme, et de business; et dans lequel on peut retrouver de tout, même du Hitchcock. Mais avec un réalisateur qu’on estime, la déception est plus grande. Demonlover, c’est l’apparence qui croule sous le fric et le look plus mode qu’un mensuel britannique; où Charles Berling, Chloé Sevigny et Connie Nielsen jouent les mannequins. À une prochaine fois.
Par contre, on n’est pas obligé de prendre rendez-vous avec un prochain film de Carole Laure, qui seule Québécoise à Cannes, présentait son premier long métrage, Les Fils de Marie. Bonne idée de départ: une femme passe une annonce pour trouver un fils après avoir perdu le sien. Elle tombe sur quatre gars, d’âges et de comportements très différents. Mais que voici un film prétentieux et mal joué! Au mieux, c’est une pub pour Montréal et ses environs; au pire, voilà un produit totalement dénaturé qui n’existe que pour séduire les Français. Une image du Québec qui risque de faire rire dans sa propre cour. C’est à se demander ce que ça fait à la Semaine de la critique…
Déception énorme aussi pour Spider, de David Cronenberg, chouchou du Festival; labyrinthe inversé pour aller à la source (prévisible) du tourment schizophrénique de Ralph Fiennes. Le lissé des plans et le travail du son et de la musique n’ont pas suffi à faire décoller ce bien mince délire psychologique.
S’il reste encore quelques films (Irréversible, de Gaspar Noé; The Pianist, de Roman Polanski, L’Adversaire, de Nicole Garcia, Le Fils, des frères Dardenne, etc.), l’espoir d’une palme s’amenuise. Dans le tourbillon d’images, on devient vite un peu dingue; et on se met même à regretter les films qui sont passés trop vite, ratés pour cause de badge non approprié et de queue interminable, comme Japon, par exemple; un lent western mexicain. On crise deux minutes, pour faire couleur locale; et on oublie, à la recherche d’autres images. Scrapbook personnel: le sourire toujours carnassier de Jack Nicholson avec un cigare vissé dans les dents après un repas à la plage du Majestic; celui, timide, d’Alain Resnais montant les marches, et les yeux émus de Woody Allen recevant la palme des palmes. Sympa.