Festival de Cannes : À l’ombre des géants
L’important, c’est la forme, l’art et la manière de faire du cinéma: encore quelques belles leçons en finale de ce festival de Cannes.
Ce 55e Festival de Cannes était discrètement épaulé par deux des plus grands maîtres du cinéma: Jacques Tati, dont on présentait une version nettoyée de Playtime, et Alain Resnais, dont on avait choisi de redorer le blason de Je t’aime, je t’aime. Deux géants discrets, incroyables joueurs de l’écriture cinématographique, reconnus et appréciés par des milliers de cinéphiles à travers le monde. Et si, par jeu, on se servait de l’un et de l’autre comme de parrains du Festival, on pourrait constater que la décision des jurés reconnaissait ce travail de la forme. La plupart des films ayant soulevé l’enthousiasme des critiques se sont retrouvés gagnants sur la scène du Théâtre Lumière dimanche soir dernier. Mais pour la plus haute distinction, la Palme d’or, David "Poker Face" Lynch et ses amis ont élu une oeuvre plutôt standard, un film rassembleur, Le Pianiste de Roman Polanski. Baromètre durant ces journées festivalières, Sharon Stone, la jurée la plus glamour de la Croisette, y aurait, paraît-il, pleuré…
Le Pianiste (excellent Adrien Brody) est un film émouvant et efficace qui nous épargne cependant les flonflons de Chindler’s List. Polanski, perdu dans les navets depuis des lustres, retrouve ici son élégante fluidité; et sur scène, son bonheur faisait plaisir à voir. Il reste que le film n’apporte rien de plus que le livre, journal intime pudique et digne de ce pianiste, Wladislaw Szpilman, rescapé du ghetto de Varsovie. Car, d’un point de vue formel, il y avait des perles autrement plus originales.
Ainsi, alors que le film déclencha des vivats à sa projection, la joie n’éclatait pas sur le visage d’Aki Kaurismaki, aussi ours que Finlandais, gagnant du Grand prix du jury pour L’Homme sans passé et (étonnamment) du Prix d’interprétation féminine par Kati Outinen. Il devait se demander, comme nous, pourquoi il n’avait pas la palme. Incroyable film qui, avec une effarante drôlerie, des personnages au degré zéro du mouvement facial, et un scénario ficelé comme un rôti, réussit à faire éclore une humanité vibrante. Géant. Et pour ce ballon qui flotte sur Jérusalem, Elia Suleiman, Prix du jury avec Intervention divine, avait aussi l’audace des meilleurs artisans.
Car, que reste-t-il d’une oeuvre cinématographique quand s’active la mémoire? Une façon de faire, un style, un plan qui a soulevé une émotion. Plus que le thème, il reste la forme. Cette forme résonnant différemment pour chacun, on glane de film en film des moments, des images, des instants que l’on s’approprie. Tel est le grand avantage du plus grand festival de cinéma au monde: pouvoir coller sa sensibilité à des productions qui viennent des quatre coins du globe, et repartir avec un panier de morceaux choisis.
Au hasard: le visage de Catherine Samie travaillé comme un paysage devient une image obsédante dans La Dernière Lettre, premier film de fiction de Frederick Wiseman, le maître du documentaire. Aussi, dans les 15 premières minutes d’About Schmidt d’Alexander Payne (l’excellent Election), Jack Nicholson surprend. Il ne fait pas son cirque habituel. Filmé en retenu, on croit à sa silhouette banale et timorée. Et on a l’espoir fou de le comparer à Jack Lemmon. Mais il se perd dans cette histoire peu solide, ne pouvant échapper longtemps à ses tics. Un fou rire cependant, quand Nicholson essaie de monter sur un lit d’eau. Du vrai burlesque. Et puis, question de goût encore une fois, car certains s’y sont bruyamment endormis: The Russian Ark, une pure merveille. Une prouesse technique qui fait de l’Histoire de la Russie un ballet, un Fellini Roma baroque et brillant. Le réalisateur de Moloch, Alexandre Sokourov, a tourné un seul plan-séquence de 90 minutes, un tournage de quatre heures, avec quelque 800 personnages et plusieurs mois de répétition pour une balade historique dans les salles de L’Ermitage, à Saint-Pétersbourg. Une réflexion aussi amusante que somptueuse où deux yeux ne suffisent pas pour retenir les détails d’une splendide mazurka…
On retient aussi le visage allumé d’un docteur binoclard qui ne sait que penser de Saddam Hussein et une moto en morceaux dans le road movie kurde, Les Chants du pays de ma mère, de Bahman Ghobadi, celui qui n’avait pas l’humour facile pour Un temps pour l’ivresse des chevaux. Les Kurdes en grande transhumance pendant la guerre Iran/Irak: des plans d’humains minuscules perdus dans la dureté du paysage.
L’acteur qui a reçu le Prix d’interprétation pour Le Fils, le Belge Olivier Gourmet, l’a mentionné: les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne l’ont beaucoup filmé de dos. Et c’est justement ce parti pris qui reste en mémoire, puisqu’il implique toute l’orientation du film. En restant sur la nuque de l’acteur, on n’a pas d’autre choix que de se positionner en retrait. Cela ordonne une réserve face au drame qui va se jouer, et en même temps, comme si l’on épaulait un homme qui va affronter son malheur. Superbe film et magnifique interprétation de Gourmet.
D’autres conteurs allumés ont été récompensés par un prix ex æquo; celui de la mise en scène, celui de la forme d’abord: Chiwaseon, Ivre de femmes et de peinture, du Coréen Im Kwon-Taek, et Punch Drunk Love de l’Américain P.T. Anderson. D’un côté, un rythme calculé, qui accélère dans la narration du récit, et qui freine sur "l’inutile", des plans de nature respirant le calme et l’espace; histoire de comprendre ce qui importait vraiment pour cet artiste du XIXe, le peintre Ohwon. Et Anderson, faut-il le rappeler, est une machine à idées, et ici sa façon de construire un récit est plus aboutie que jamais. L’artiste s’affine. Et rien que pour une scène de retrouvailles à Hawaï, le prix valait le coup.
À côté de cela, le film de Nicole Garcia, L’Adversaire, fait très triste mine. Avec le récit d’Emmanuel Carrère – cette histoire effarante d’un homme en grave crise identitaire qui tue femme, enfants, et parents – l’actrice réalisatrice est tombée dans le panneau du glacé pour rien, et du thriller vide d’émotion. Et l’on reste à l’opposé du film de Laurent Cantet, L’Emploi du temps, qui amenait justement à réfléchir sur le rapport au travail et sur l’identité sociale. Raté. Flop aussi pour Irréversible, de Gaspar Noé, en salle dans une semaine à Montréal, plus pénible que scandaleux.
Incrédulité, enfin: La Caméra d’or, qui récompense un premier film (Stranger Than Paradise, Mourir à 30 ans, Toto le Héros, et l’année dernière, Atarnajuat) a été décernée à Bord de mer, de Julie Lopes-Curval; une chronique saisonnière en Haute-Normandie, où les galets et la température aléatoire servent de décors à un spleen déjà vu dans des milliers de téléfilms. Une oeuvre mignonne et ennuyeuse.
Voilà. Le 55e Festival s’est terminé sur un Lelouch que nous verrons bien assez tôt et on a éteint les projecteurs sur cette folie annuelle. Les critiques sont rentrés, gavés d’images; mais ce n’est qu’un détail. Cannes, comme un film bien écrit, peut aussi se lire à plusieurs niveaux, puisqu’on y trouve les gens d’affaires qui jonglent avec des "produits" cinéma, enfermés en réunion chaque jour; les stars qui montent les marches mais redescendent sans voir le film par un escalier dérobé pour aller faire la fête; les attachés de presse qui déploient leur talent de cerbères avec entrain, et la jet-set internationale qui s’amuse, comme toujours: "Ah bon, parce qu’il y a aussi des films à Cannes?"… Rideau.