Constantin Costa-Gavras : Images réfractaires
Cinéma

Constantin Costa-Gavras : Images réfractaires

Le cinéma fait parfois désordre: c’est aussi son rôle et c’est tant mieux. Parce qu’un film, une image même, peut encore choquer; on peut se poser quelques questions sur notre société si permissive. Qu’est-ce qui dérange encore et comment? Constantin Costa-Gavras, expert en la matière, témoigne.

Amen.

, de Costa-Gavras, a fait crier les radicaux juste avec une affiche, puis a soulevé un débat en France et en Italie avec son sujet: le silence de l’Église face à l’extermination des juifs au moment de la Seconde Guerre mondiale. Irréversible, de Gaspar Noé, a alimenté les débats depuis le Festival de Cannes. Un viol de 10 minutes en plan fixe, surtout. Des journalistes sortaient furieux de la salle, des gens se sont évanouis, et Noé a reçu sa part d’injures. Aussi présentés à Cannes, Le Sourire de ma mère, de Marco Bellocchio, a fâché le Vatican (on s’y moque gentiment de l’Église catholique), et Bowling for Colombine (plaidoyer contre la violence aux Etats-Unis mettant en cause la National Rifle Association), de Michael Moore, n’est même pas sorti en salles que Wal-Mart a suspendu les ventes de cartouches sur son marché domestique. Nous avons devant nous un tir groupé de films dérangeants. Ce n’est pas si courant.

S’ils n’irritent pas tous pour les mêmes raisons et avec la même force, tous font passer le film de la section cinéma à la section actualité. On parle alors de films-chocs, de films à scandale, de films générateurs de débats. On les entoure de querelles, de discours, et de divergences exprimés par la voix des critiques ou par celle du bon peuple, qui ne se réveille pas souvent. Nous sommes en 2002, le cinéma a plus d’un siècle, notre société a évolué: y a-t-il vraiment encore des films qui dérangent?

Sex and drugs and rock’n’roll.
"Je ne pense pas que le cinéma ait souvent fait descendre les gens dans la rue, croit Costa-Gavras, le metteur en scène de Z, de L’Aveu, d’État de siège, de Missing; un homme de conviction, palmé et oscarisé, qui a toujours le goût de la provoc’ dans ses affiches et celui de la réflexion dans ses approches. En France, il y a eu un débat énorme autour du film Amen. Pour l’affiche, ç’a été très court: l’association qui nous a attaqués est dirigée par des hommes de Le Pen. Mais autour du film, toutes sortes d’historiens sont venus justifier les silences du pape; Témoignage chrétien, Le Figaro, Le Monde et Libération ont fait leur première page et des dossiers. Il y a eu un débat assez considérable. Mais le film n’est pas fait pour choquer. Cette histoire m’intéresse parce qu’elle me sert de métaphore pour nos silences et nos indifférences d’aujourd’hui. Mais c’est un sujet très grave. Quand le pape Pie XII dit des juifs exterminés: "Je prie pour eux aussi", ça ne s’invente pas. Ça veut dire quoi prier… il y a des gens qui meurent dans la rue, je prie pour eux… c’est surréaliste, enfin! Le débat, c’est très bien, ce qu’il pouvait arriver de mieux à notre film. Je trouve qu’il devrait y avoir beaucoup plus d’oeuvres à débat. Ce serait mieux que des films qui provoqueraient des scandales, en rapport avec le sexe et la violence. L’art est là pour générer le débat. Regardez: il y a en ce moment à Paris une formidable exposition sur le surréalisme, et tout le monde la voit avec une grande facilité, on applaudit. Mais quand on pense à ce qu’a été le surréalisme, c’est extraordinaire! Ça a soulevé un débat, ç’a été la révolution, ça a changé complètement le monde. Le monde des arts, la façon de faire et la façon de voir."

En effet, depuis qu’on a tranché un oeil dans Un chien andalou, de Luis Buñuel, en 1928, le cinéma provoque quelques haut-le-coeur et perturbe les idéologies, mais évolue avec les moeurs. "Mais le cinéma a changé le monde! assure Costa-Gavras. Pas toujours dans un sens positif, mais changé complètement. D’abord, on a vu ce qui se passait ailleurs. On a vu comment vivaient les autres. Et puis, il y a eu l’acceptation de la nudité. On a pu voir des gens à moitié nus, puis nus. Avant, c’étaient des statues, des tableaux, des photos. La nudité est devenue chose normale." Depuis le premier baiser à l’écran (The Kiss, 1896), où un journaliste de Chicago a demandé l’intervention de la police, à la pénétration claire et précise dans Les Idiots de Lars Von Trier en 1998, devant un parterre imperturbable à Cannes, on a un siècle d’évolution sociale. Et en explorant des terres pas encore défrichées, dans le sujet comme dans la mise en scène, le cinéma relance sans cesse le débat de la figuration du sexe, de la mort, de la religion, du politique, et de la guerre à l’écran. Constatation: tout le monde n’est cependant pas chatouilleux au même endroit. Oshima a créé l’événement avec L’Empire des sens en 1976, certes, mais on ne peut toujours pas voir de poils pubiens au cinéma au Japon; on ne badine toujours pas avec la collaboration et les guerres colonialistes en France; on ne traite pas la religion à la légère en Italie et à peu près partout dans le monde, le cocktail sexe et violence a pas mal de chances de faire des explosions.

On peut tout voir?
Mais malgré les grands cris à la censure (et une bobine abîmée à Montréal), tous les curieux ont vu Baise-moi. Dans le magazine Internet Hors Champ, André Habib écrit sur les réceptions impossibles de Salo (Pasolini) et La Grande Bouffe (Ferreri) et termine son essai en décrétant: "L’indifférence et la désensibilisation, en rendant caduques toutes possibilités de transgression, trahissent des contradictions tout aussi inquiétantes que des oeuvres qualifiées à leurs époques de décadentes." Costa-Gavras est d’accord: "On vit dans une époque où l’on a une liberté totale. Or, la liberté est une arme terrible, et l’on arrive à une permissivité totale. Mais je pense qu’il y a des règles dans la société. Et le problème, c’est: qui établit les règles? Tout en étant violemment contre la censure, il est nécessaire d’avoir des règles. Tout mène à l’indifférence puisque tout est possible, tout est normal. Moi, je ne trouve pas que tout est normal. Je pense que lorsqu’on va dans la rue, il ne faut pas traverser au feu rouge. C’est une règle dans la vie. Et dans d’autres domaines, il devrait y avoir des feux rouges."

Mais les feux rouges peuvent aussi créer des problèmes de circulation… Le meilleur exemple de la puissance des images vient du 11 septembre: "Dans la minute même, l’affaire fut traitée en termes visuels (…) mais le président des États-Unis annonça un jeûne des images: pas de morts à l’écran, épuration des programmes télévisuels et cinématographiques, invisibilité des combats. (…) C’est alors qu’on entendit des voix pour suggérer que pareil crime avait été préfiguré, voire inspiré, par les écrans hollywoodiens dans les films catastrophes. Voilà l’image au banc des accusés, elle rend criminel", avance même la philosophe Marie-Jozée Mondzain dans son essai L’Image peut-elle tuer?. Autre exemple: à la veille de la sortie en salle en France d’Irréversible, Libération faisait un dossier-choc sur l’apprentissage sexuel des ados par le biais de la porno. De quoi foutre la trouille à tout le monde… Bref, le cinéma est un coupable vite trouvé.

On crie, on crie, mais qu’est-ce que ça change?
Si l’on ne sait jamais à quel point le cinéma influence nos sociétés (comment quantifier l’impact du Dernier Tango à Paris sur la sexualité, ou de Path of Glory sur la vision de l’armée, deux films très chauds à leur sortie?), on peut, çà et là, noter quelques subtils mouvements."C’est vrai que l’idée de la mort et de la violence au cinéma, aux jeux électroniques et à la télé, est devenue complètement banalisée, dédramatisée, que cela crée un problème de société. Mais il reste qu’un certain cinéma fait avec honnêteté, qui touche vraiment des problèmes, peut agir sur les gens", croit le réalisateur qui entend souvent des remarques comme celle, récente, d’une ministre allemande qui a dit être entrée en politique juste après avoir vu Z. "Mais je préfère ne pas le savoir, décrète doucement Costa-Gavras. Parce que ça change la psychologie, quand même. Il faut se méfier de la grosse tête!" La tête sur les épaules, le réalisateur Michael Moore l’a encore, héraut de la gauche aux États-Unis, gagnant d’une vingtaine de procès, capable de déclasser en librairie un Grisham et un Clancy et de faire reculer une entreprise comme Nike sur le travail des enfants en usine. Traffic, la mégaproduction signée Steven Soderbergh, qui a été vue par 12 millions de personnes, a-t-elle fait plus que de la sensibilisation? Un sénateur d’Arizona a dit que ce film lui avait permis de repenser ses priorités en politique, et Barbara Walters aurait déclaré qu’après avoir vu Traffic, il était clair que la guerre contre la drogue était un échec, ce à quoi un Dubya pas encore président aurait répondu: "Je crois que nous devons examiner ces politiques en termes de traitements." Nous sommes loin de la pratique.

Quand Richard Desjardins et Robert Monderie ont sorti L’Erreur boréale, la population québécoise a soudainement réalisé qu’elle vivait en forêt. Le film a trouvé le moyen de susciter un débat public sur la gestion de la forêt. Et on refilé la balle dans le camp du gouvernement. On attend encore des agissements… Avec Bacon, le film, signé Hugo Latulippe, même principe. Le cochon nous empeste la vie, décrétait l’auteur en début d’année. Ce printemps, l’industrie du porc a voulu amadouer, et dans ses campagnes de marketing, le cochonnet promet de sentir bon. Quel heureux hasard! Mais pour tous les Robin des bois de la planète, les réactions restent minimes. Ce n’est pas parce qu’on le dénonce que le monde se corrige; et ce n’est pas parce qu’on le "démonise" qu’il empire. Au mieux, on voyage chacun avec quelques images au long de sa vie… "Quand j’étais à l’IDHEC, raconte Costa-Gavras. j’ai vu Nuit et brouillard, d’Alain Resnais. Je me suis dit que je ne pouvais pas faire ça en fiction. On ne peut pas demander ça à des acteurs. Il faut trouver des solutions cinématographiques. Mais Nuit et brouillard… j’ai encore les images dans la tête." Et qu’est-ce qui vous choque au cinéma, monsieur Costa-Gavras? Cet homme visiblement serein s’anime pour: "Le clonage de films sans imagination, sans volonté de réveiller les gens. Pas supportable. Pas le rôle de l’art en général. Le monde ne veut pas entendre parler de certains sujets. Enfin, on croit qu’il ne veut pas en entendre parler. À partir du moment où l’on sait que les producteurs ne veulent pas financer, les metteurs en scène font de l’autocensure. Pourquoi passerais-je des années de ma vie à écrire un scénario? Moi, je pense qu’il faut essayer… peut être qu’on trouvera toujours."

Quelques réactions…
Tirées de l’excellent livre (bien documenté, finement écrit) Films à scandale!, de Jean-Luc Douin (Éd. du Chêne).

La Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorsese (1988): on prévoit l’apocalypse et la condamnation à l’enfer. Des manifestations appellent au boycott, la France et l’Italie jugent avant d’avoir vu.

Lucrèce Borgia, de Christian-Jaque (1953): la censure tolère les seins de Martine Carole dans l’eau, mais coupe quand les pointes apparaissent.

Un chien andalou, de Luis Buñuel (1928): des évanouissements, un avortement et 30 dénonciations au commissariat de police.

Underground, d’Emir Kusturica (1995): Alain Finkielkraut et Bernard-Henry Lévy accusent le film d’avoir soutenu les massacres serbes, sans avoir vu le film.

La Dolce Vita, de Federico Fellini (1960): interdiction par la censure religieuse, sous peine d’excommunication.

Portier de nuit, de Liliana Cavani (1974): interdit en Italie, notamment parce que le film recèle "une scène ignoble où l’on voit l’interprète féminine prendre l’initiative dans les rapports amoureux"!

Tandis qu’au Québec:

Salò ou les 120 jours de Sodome, de Pier Paolo Pasolini (1975): deux filles vont vomir aux toilettes durant le FFM et reviennent à leur place…

Les Enfants du Paradis, de Marcel Carné (1945): censure sur l’ordre de Duplessis.

On est au coton, de Denis Arcand (1976): censure.

24 heures ou plus, de Gilles Groulx (1977): censure.