Laissez-passer : Ciné nostalgie
Laissez-passer de BERTRAND TAVERNIER se veut un regard sur les artisans du septième art sous l’Occupation. Un tourbillon de récits aussi cocasses que sombre était l’époque. Entrevue avec son réalisateur.
"Mon désir n’était pas de faire un film sur l’Occupation. C’était plutôt l’idée d’avoir deux personnages totalement dissemblables mais unis dans ce même sentiment de résistance qui me touchait." Ces deux hommes sont le scénariste-poète Jean Aurenche (Denis Podalydès), qui a signé plusieurs scénarios pour Claude Autant-Lara et trois pour Tavernier, dont Coup de torchon, et Jean Devaivre (Jacques Gamblin), metteur en scène adjoint et réalisateur (La Ferme des sept péchés). Le premier refuse obstinément de travailler pour la Continental, firme cinématographique allemande dirigée par le docteur Greven, qui a produit des films français de 1940 à 1944. Vivant dans ses valises chez l’une ou l’autre de ses pétillantes maîtresses (Marie Gillain, Charlotte Cady et Maria Pitarresi), Aurenche griffonne tout ce qu’il entend sur chaque petit bout de papier ramassé et traverse les moments graves avec légèreté. Ayant une femme (Marie Desgranges) et un fils à faire vivre, le second accepte l’offre des Allemands et devient le bras droit de Maurice Tourneur (Cécile est morte) et de Richard Pottier (Les Caves du Majestic). Pour Devaivre, cet emploi sera le parfait moyen de cacher son engagement dans la Résistance.
"Ça me touchait de parler de gens qui ont eu du courage alors que plein d’intellectuels français avaient capitulé, abdiqué et se comportaient de manière honteuse. En creusant les aventures de ces personnages, je tombais sur quelque chose qui m’excitait: comment pouvait-on faire des films à cette époque, dans des conditions extravagantes? Plus je m’enfonçais dans le sujet, plus j’avais de respect pour ces gens qui ont réussi, en dépit de l’horreur, de la violence, à faire une vingtaine de films formidables."
Par sa thématique et son traitement léger, Laissez-passer n’est pas sans rappeler Le Dernier Métro de Truffaut qui rendait hommage aux artisans du théâtre. Son humour noir et ses répliques savoureuses évoquent aussi La Traversée de Paris d’Autant-Lara (scénarisé par Aurenche), tandis que l’amour du cinéma renvoie au touchant Travelling avant de Tacchella. Les personnages sont aussi colorés que chez Clouzot et Renoir. Ce parti pris de la légèreté l’a fait passer pour révisionniste aux yeux de certains. "À cette époque, Aurenche et Devaivre me l’ont dit, on s’accrochait à la moindre possibilité de rire, c’était une manière de lutter. Devaivre disait qu’il avait vécu cette époque comme un truc d’aventures." C’est ainsi que Tavernier n’a pas hésité à saisir la drôlerie propre à cette époque: "J’avais l’impression de pouvoir faire un film très libre avec des tas de changements de ton, où l’on passe de la comédie, de la cocasserie à des moments dramatiques."
Inspiré librement des souvenirs d’Aurenche et de Devaivre, Laissez-passer plonge le spectateur dans un irrésistible tourbillon de récits et d’émotions. Comme pour la classe de maternelle de Ça commence aujourd’hui, Tavernier désire créer un rapport physique entre le spectateur et ce qui est représenté. Dans de longs plans mouvementés, la caméra d’Alain Choquard traque les personnages – il y en a 115! – et se fait le témoin de cette époque de l’intérieur. Pourtant, Tavernier souhaite que le spectateur oublie qu’il s’agit d’un film historique, l’évocation étant plus importante que la reconstitution: "Le travail du cinéaste est de savoir rêver une époque, de la recréer, pas de la reconstituer, c’est un mot que je déteste." Favorablement accueilli par la critique – les historiens l’ont trouvé extraordinairement juste, à l’instar de Capitaine Conan et La Vie et rien d’autre -, Laissez-passer a toutefois été éclaboussé par le procès pour diffamation intenté par Devaivre, qui réclamait aussi des droits sur le scénario. Bien qu’il ait gagné sa cause, Tavernier a été profondément blessé par cet incident.
Bénéficiant d’une distribution et d’une direction d’acteurs impeccables, Laissez-passer fera sûrement le bonheur des plus âgés et des rats de cinémathèque. On croise furtivement Autant-Lara et Pierre Fresnay, on aperçoit de dos le truculent Michel Simon. Quantité de grandes figures du cinéma sont mentionnées, dont Henri-Georges Clouzot, Danielle Darrieux et Harry Baur. On voit le traitement réservé à des artistes juifs, tel Charles Spaak, scénariste de La Grande Illusion de Renoir. Mais quel intérêt pour ceux qui ignorent tout des films de cette époque? "Ils le vivront comme un film d’aventures au premier degré."
Et qu’aurait fait Tavernier durant l’Occupation? "J’espère que j’aurais eu le courage d’Aurenche, mais je n’aurais pas eu la témérité de Devaivre."
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