8 Femmes : Petite folie passagère
Cinéma

8 Femmes : Petite folie passagère

Parce qu’il est un réalisateur doué, parce qu’il a signé un film soigneusement impertinent. Parce qu’il a magnifié des stars et qu’elles ont adoré cela. Parce que 8 Femmes clôt le FFM et qu’on aime ça comme on aime un nuage de  poudre…

Ozon qui ose, ça frise le destin tracé. Le réalisateur de Sitcom, de Gouttes d’eau sur pierres brûlantes et de Sous le sable surprend encore avec 8 Femmes, comédie déjantée sortie en France à la fin de l’hiver, et qui prend l’affiche dès le 3 septembre à Ex-Centris, et dès le 6 dans d’autres salles à Montréal. François Ozon, 35 ans, n’a peur de rien quand il s’attelle à revamper 8 Femmes, une pièce de boulevard de Robert Thomas, un auteur très apprécié (toutes ses pièces ont marché, et Hitchcock avait même acheté les droits de Piège pour un homme seul) mais complètement tombé dans l’oubli en France depuis les années 60. Ozon a donc effectué un ravalement de façade, opération qu’il avait déjà faite pour Gouttes d’eau…, tiré d’une pièce de Fassbinder. "Ce que j’ai gardé de la pièce de Thomas, c’est l’intrigue que je trouvais marrante, très Agatha Christie. C’est une comédie de boulevard policière, et au début, il y avait beaucoup plus de rebondissements, et pas du tout l’aspect névrose familiale", explique le metteur en scène, dans une des suites de l’hôtel Crillon à Paris. Il est captif du palace, comme ses actrices, pour un blitz promotionnel intense. Des couloirs lambrissés dont chaque porte ouvre sur une actrice légendaire, accueillant les médias selon son caractère et son humeur; au décor somptueux du film où ces mêmes femmes, captives encore une fois, viennent séduire le spectateur à tour de rôle, il n’y a qu’un pas. Et on ne sait pas quelle réalité est la plus dingue des deux…

Mise en bouche
Le rideau s’ouvre sur un matin d’hiver. Une grande maison bourgeoise des années 50, au milieu d’un jardin enneigé. À la veille de Noël, huit femmes se retrouvent coincées dans cette maison autour d’un drame: le seul homme, maître des lieux, a été assassiné. Qui a tué Marcel? Pas besoin d’enquête policière, ces dames vont se débrouiller seules et se crêper le chignon de façon grandiose jusqu’à ce que la vérité éclate. Cela pourrait rester une partie de Clue assez banale si Ozon n’avait pas l’oeil aiguisé. Dans chaque aspect du film, autant dans la façon de faire que dans ce qu’il veut exprimer, il a poussé la note jusqu’au kitsch, au bizarre, au délire: décors studio évidents, théâtralité forcée, références avouées, chansons du hit-parade sans doublure et pas de danse sans vergogne pour des actrices connues, qui, une fois n’est pas coutume, tordent le cou à la morale et à leur image. Elles en mettent des tonnes. S’il a gardé la trame policière classique, Ozon s’est rappelé avec humour qu’il aimait bien torturer l’idée de cellule familiale depuis ses premiers courts métrages. Les ajouts un rien salés qu’on ne dévoilera pas sont donc de lui…

Et pour sa petite folie, Ozon a réussi un casting infernal: Virginie Ledoyen (Suzon, jeune fille comme il faut), Ludivine Sagnier (Catherine, sa soeur cadette, espiègle), Catherine Deneuve (Gaby, leur mère et veuve de Marcel, grande bourgeoise), Isabelle Huppert (Augustine, soeur de Gaby, vieille fille), Danielle Darrieux (Mamy, mère de ces dernières, provinciale près de ses sous), Fanny Ardant (Pierrette, soeur du défunt, femme légère); et du côté des cuisines, Firmine Richard (madame Chanel, la nounou noire) et Emmanuelle Béart (Louise, nouvelle femme de chambre). Les agents respectifs de ces dames avaient prévu une saignée, mais l’ambiance fut, paraît-il, familiale sur le plateau. Tour à tour, trônant dans leur chambre au Crillon, les actrices qualifient leurs partenaires. Et par recoupement, on apprend que Danielle Darrieux, icône du cinéma des années 40, était délicieusement pétillante; qu’Huppert est une technicienne acharnée, qu’Ardant est la grâce incarnée et que pour Deneuve… tout dépend d’où l’on se place. Après un premier jet, Ozon l’intrépide a réécrit le scénario en fonction de la personnalité de chacune. Et il leur a toutes donné une fleur symbole. De Deneuve au premier degré à Huppert en Louis de Funès féminin, elles jouent la surenchère, l’exagération, la caricature avec le plus grand sérieux et le plus de véracité possible. L’irréel ne tiendrait pas sans cela. Et comme pour Les Acteurs de Blier, Ozon leur a taillé du cousu main. Du sur mesure.

Mise en folie
"J’adore la théâtralité au cinéma, ça crée un effet de distanciation avec le spectateur qui m’amuse, raconte Ozon. J’avais une volonté de rendre hommage aux genres que j’aime, le mélodrame, la comédie policière, le burlesque, le théâtre de boulevard; tout cela avec en plus les numéros musicaux et le regard caméra des actrices, c’est une volonté d’expérimenter. C’est casse-gueule cette envie de bousculer le spectateur, mais ce n’est pas de la provocation. Par des changements de points de vue, de rythme, des ruptures, il faut l’amener là où il ne s’y attend pas: loin des bons sentiments et du sens commun." Le spectateur est faible; il glisse avec délice vers les petites mesquineries, les perversités de gynécée et les secrets inavouables quand ils sont bien amenés. Cela veut surtout dire qu’Ozon enrobe son culot dans un fantasme du cinéma. Et là, c’est l’éblouissement du septième art, un vrai nuage de poudre parfumée, un paquet cadeau pour les mordus: le déhanchement provoquant et le menton en l’air de Gilda pour Fanny Ardant, un tableau bien éclairé comme dans Laura, un dialogue aiguisé comme celui d’All About Eve; et Ledoyen qui possède des airs de Norma Shearer dans Women, Ludivine Sagnier, une fraîcheur à la Sandra Dee, et Deneuve, la blondeur et la dolence féline de Lana Turner. Firmine Richard semble sortie de Gone With The Wind, et Béart est en ligne directe avec Jeanne Moreau dans Le Journal d’une femme de chambre. On débute de façon sombre comme dans Rebecca et puis ça sature joyeusement, on se croirait dans un Douglas Sirk. Et puis les pastels virevoltent comme dans un Jacques Demy. Et cette phrase, elle ne vient pas du Dernier Métro? Cet escalier qu’on descend, ça ne vous rappelle rien? Et cette photo, c’est bien Romy? 8 Femmes rend vite obsessif tous les collectionneurs de fantasmes cinéphiliques.

Sans pouvoir reproduire le procédé Technicolor, la chef opératrice Jeanne Lapoirie a mêlé aux techniques actuelles les principes d’éclairage de l’époque, magnifiant les stars, glamour à souhait, appuyant les artifices et jouant les couleurs à fond. Même souci du détail chez la chef costumière, Pascaline Chavanne, qui en fait plus que la réalité en réinterprétant le New Look de Dior. La facture du film est impeccable, trop soignée. Les plans-séquences parfaitement huilés glissent sur les dialogues au débit très rapide et sur les couleurs saturées… C’est presque aussi agaçant et splendide qu’un tableau de surréaliste.

Huit semaines de tournage, un immense studio à éclairer, de la chorégraphie et des numéros de chant à insérer, huit actrices avec de sérieux ego à chouchouter, un film qui sort des sentiers battus: cela se traduit par le mot pression pour un metteur en scène encore vert: "Le piège à éviter, c’était que les actrices prennent le pouvoir, raconte-t-il sereinement. Elles peuvent vite prendre le pas. Il fallait que je tienne mon cap, que je ne me fasse pas déborder. La crainte, c’était le tournage; une fois que j’ai vu le dernier plan, je me suis dit ouf! maintenant je vais me reposer. Le plus important, c’est que je sois arrivé au bout de ce que je voulais, que je me fasse plaisir, quel que soit le genre. Pour Sous le sable, j’avais des difficultés matérielles et psychologiques, tout le monde me disait: c’est nul, ça va intéresser personne, Charlotte Rampling est ringarde. J’ai subi une espèce de rejet. Là, le problème, c’étaient les actrices. J’ai dû être neutre avec chacune, j’ai été plus autoritaire…" Le tout est lancé avec un sourire angélique, à peine narquois. Il a réussi, ses fleurs du mal sont parfaitement maîtrisées. Mais pas assagies…

Paroles de stars
Virginie Ledoyen: "J’ai un personnage irritant comme un petit chef. Une peste. Pour moi, c’est une expérience jubilatoire, je suis une fan de Demy. On peut se permettre un côté boulevard, mais il faut que tout soit vrai dans un film anti-naturaliste. C’est un manifeste des femmes, mais ce n’est ni méchant, ni juste, ni injuste. Pas misogyne."

Firmine Richard: "Mon personnage, je l’ai aimé tout de suite; il est d’abord simple, mais il a ensuite quelque chose à défendre. Ce n’est pas seulement une gouvernante. Ozon vous donne l’impression que vous tenez le rôle principal. J’étais très à l’aise. Le plus difficile est de chanter un personnage qui souffre."

Ludivine Sagnier: "J’étais une femme sensuelle dans Gouttes d’eau…, ce n’était pas évident de jouer un garçon manqué; j’ai été choisie 10 jours avant le début du tournage. Je connaissais tout le monde, mais les stars oublient qu’elles sont intimidantes. On riait pas mal quand même… j’étais prête à tout pour ce film, j’adore les années 50."

Fanny Ardant: "Je n’aimais pas l’idée d’un groupe, je n’aime pas les films style chorale. Peter’s Friends, The Big Chill, je n’aime pas ça. François Ozon m’a convaincue, et il se trouvait que je l’aimais, Pierrette. Elle rit de tout, elle aime séduire, elle est indépendante et en même temps très fragile. Et là, je suis plus belle que dans la vraie vie, et je trouve cela très élégant! Il m’a demandé de surjouer le côté méchant, persifleur, langue de vipère. Mais ce n’est pas une vision complète de la femme: ce sont des femmes dans un bocal, avec unités de temps, de lieu et d’action, et c’est surtout un prétexte pour dire famille je vous hais! En cela, il est provocateur."

Emmanuelle Béart: "Je trouvais qu’il était fou de réunir un tel casting. Mais ce n’est pas un film de stars, Ozon a choisi la femme juste. J’aime le côté double des personnages qui restent en déséquilibre permanent. C’est un film ni misogyne ni féministe."

Catherine Deneuve: "Jubilatoire de tourner avec autant d’actrices dans une comédie pas si drôle. Il savait qu’il voulait Lana Turner, mais un peu décalée, capable de porter un manteau de panthère en province dès le petit matin! C’est un hommage d’Ozon sur nous, les actrices, mais aussi sur une certaine époque. Il aime bien les actrices, pas tant que ça les femmes. Il est doué et très malin. Elles sont audacieuses, ces femmes, mais c’est un peu misogyne. Car leur confort personnel dépend des hommes, elles sont habituées à être entretenues. Mais avec Truffaut et Téchiné, je trouve qu’Ozon partage l’amour des acteurs.