FFM : Pression atmosphérique
Un film d’eau et de désir ouvre le FFM. La Turbulence des fluides sort enfin de l’ombre entre réalisme et poésie. À la barre, la réalisatrice Manon Briand, qui remonte à la source de son film.
Ça commence avec un flash, sur le bord de l’eau, chez elle à Baie-Comeau. Sur la grève face à la mer, elle se dit: et si tout s’arrêtait? Manon Briand, 37 ans, réalisatrice des Sauf-conduits, d’un épisode de Cosmos et de 2 Secondes, s’est ainsi demandé ce qu’elle pourrait broder comme récit autour de la mer, si soudainement celle-ci cessait son va-et-vient. Cela a donné La Turbulence des fluides, seul film québécois en compétition au FFM, qui ouvre également cette 26e édition, et qui sera en salle dans deux semaines. "J’avais en tête quelque chose qui s’interrompt, un système stable qui devient instable, et je voulais que cela foute le chaos. C’est une préoccupation que j’ai tout le temps", explique-t-elle en entrevue. Dans cette histoire, la marée s’est donc arrêtée à Baie-Comeau. On dépêche sur place quelques savants pour éclaircir le mystère, dont une fille du coin qui vit au Japon, Alice (Pascale Bussières), sismologue solide et solitaire. Mais l’est-elle vraiment? Au contact d’une population déréglée par cet événement, au fil des rencontres incongrues et sensuelles et des retrouvailles, Alice va se laisser porter, elle aussi, par cette perturbation climatique. Lâchant prise, elle se fera prendre par une vague d’émotion.
Comme dans 2 Secondes, les personnages de La Turbulence des fluides oscillent entre la rigueur du travail, la logique scientifique, la droiture morale et… tout le reste: l’incontrôlable, une envie de croire à l’incroyable, au destin, et de ne pas avoir réponse à tout. "Je n’avais aucune idée pour prouver scientifiquement que la marée s’arrête. Et comme Alice, je suis partie sur une enquête, raconte Manon Briand. Le phénomène est impossible en soi, et il fallait que je trouve une solution crédible. La réalité, c’est que précédant les séismes importants, on a déjà observé des transformations de niveaux d’eau. Et dans le cas des tsunamis, l’eau se retire quelques heures, pour mieux revenir sous l’effet d’une énorme vague. Il y avait différentes pistes à envisager, mais je savais que je n’allais pas me satisfaire d’une seule, scientifique ou métaphorique; il me fallait une ambiguïté sur la réponse. Le film, c’est ça: une confrontation entre la croyance pure et la rigueur scientifique. C’est comme un questionnement sur l’origine de la vie, du destin. Est-ce qu’il y a un grand ordre dans l’univers ou est-ce l’effet du chaos? On est au point de se demander si le chaos n’est pas un ordre et qu’on n’est juste pas assez intelligent pour comprendre… Je me bats entre les deux pôles, en fait. J’essaie de trouver des réponses techniques à mes émotions. Je pense que j’ai beaucoup de scrupules avec les sentiments, et je cherche des réponses très cartésiennes. C’est un combat perpétuel: je suis quelqu’un de très sceptique et je suis hyper émotive, ce qui fait que…" Vos héroïnes vous ressemblent? "Ouais! Complètement!" dit-elle en rigolant.
Et ses grandes interrogations sur le sens de la vie se sont retrouvées dans cette histoire touffue. Le fait était évident dans ses films précédents, Manon Briand est quelqu’un qui aime raconter des histoires. Il faut que le récit soit fouillé et approfondi, qu’il y ait des personnages à facettes et de multiples avenues et embranchements. "Quand je vois des films faits purement d’images et de poésie, comme In the Mood for Love, le film qui m’a le plus impressionnée dans les dernières années, je suis hyper envieuse. Ce n’est que de la jouissance visuelle! Mais assise dans mon petit bureau sombre avec mon ordinateur, je me raconte une histoire. C’est un plaisir d’écriture au départ." Un plaisir qui ne va pas toujours sans prise de tête, car si le scénario s’est écrit en un mois, la gestation de La Turbulence… fut – de l’avis de sa créatrice – un travail pénible durant une année entière. Il fallait chercher comment tout cela marcherait ensemble, trouver la bonne fin et la clé de l’énigme. Elle parle même de souffrance. Et dans ce monde de silence qu’est l’écrit, la réalisatrice est avant tout une femme de mots et non de terrain: "J’ai une idée absolue de mon film, mais pas physique. J’entends le rythme des phrases, je peux donner une caractéristique aux personnages, mais je n’ai pas de noms, pas de vêtements… Le film, il est parfait dans ma tête! Après, en le tournant, il devient imparfait et il y a parfois des deuils. Mais sur le tournage, l’émotion arrive, c’est magique, et ça marche 100 fois mieux", explique celle qui, quelquefois et à son corps défendant, a eu les larmes aux yeux à la mise en boîte de certaines scènes.
Casting de rêve (Pascale Bussières, Jean-Nicolas Verreault, Geneviève Bujold, Gabriel Arcand, Julie Gayet, etc.), 40 jours de tournage, une coopération totale et aimable de la part de la Ville de Baie-Comeau, des avions-citernes à leur disposition, un budget rondelet sans être gigantesque (six millions $) et l’arrivée, en fin de parcours, de la nouvelle maison de production et de distribution de Luc Besson, Europa, qui permet une sortie du film en France au début de novembre. "Les Français sont arrivés à quelques mois du tournage et ils sont très minoritaires face à Max Films, mais c’est leur première coproduction et ils m’ont aidée sur le casting français; je voulais une actrice française pour jouer le contrepoint d’Alice et j’ai été totalement ravie par Julie Gayet. Et puis, j’ai travaillé en France dans leurs laboratoires en Normandie sur la musique et la postproduction, chez Digital Factory." Et sortie en France veut dire aussi compromis sur la langue: "J’ai fait le compromis, mais ça ne m’a pas gênée, précise-t-elle. Parce que je vois Alice comme une fille sans racines, un peu internationale. Mais bien sûr, je n’allais pas demander aux gens de Baie-Comeau de changer leur façon de parler…"
Manon Briand fonctionne à coups de passion, elle écoute ses disques jusqu’à l’écoeurement et lit des livres jusqu’à ce que le sujet lui sorte par les yeux. Et elle plonge dans un film comme si c’était le dernier. "Dans un film, je mets tout ce qui me préoccupe. Après, je suis vidée, je n’ai pas d’idées", lâche-t-elle. En accord avec la pensée de Roger Frappier, le producteur, on ne se censure pas au départ. Les limites viennent bien assez vite, imposées par le fric. "C’est certain qu’avec plus d’argent j’aurais pu avoir des effets visuels. J’aurais pu être mégalo. J’aurais complètement nettoyé la plage. J’aurais arrêté le vent et je n’aurais travaillé que sur l’étal, durant une demi-heure… Mais est-ce que ça aurait été meilleur? Je ne crois pas. Plus d’argent ne fait pas de meilleurs films." Le film fini est à l’image de sa créatrice, il porte un joli titre et cette histoire "d’amour, de désir, et d’envie d’amour" va maintenant vivre en public. Et bizarrerie qui se passe d’explication: après Maelström et Un crabe dans la tête, voici encore une histoire d’eau où la mer, en vrai personnage, vient faire des vagues. En salle le 6 septembre.