Festival international du film de Toronto : Le banquet
Cinéma

Festival international du film de Toronto : Le banquet

Les meilleurs films de Cannes, les films les plus attendus des États-Unis, les primeurs françaises, les producteurs, stars et réalisateurs: cette semaine, à Toronto, il y a de quoi faire un film.

C’est pas pour aborder les sujets qui fâchent, mais ça swingue fort à Toronto en période de festival. Plus que jamais. Cette 27e édition est particulièrement dodue, les meilleurs films sont là, les partys et les entrevues aussi. Les files d’attente (des jeunes, des jeunes et encore des jeunes) serpentent dans les rues, les limousines vitres teintées tournent comme des mouches autour des hôtels et les badges accrédités se balancent au cou d’une personne sur trois dans le périmètre alloué au septième art. En fait, c’est un peu du cinéma à l’état pur. Dans les QG du Festival que sont les palaces capitonnés, c’est un déluge de paperasse, de relationnistes très à leurs affaires, de cellulaire-manie; les portes des chambres s’ouvrent en enfilade sur les entrevues télé, mini-tournage dans chaque pièce, et tout le monde parle à voix basse, comme dans un sanatorium. Au Four Seasons, les ascenseurs sont paresseux et personne ne s’en plaint. On a de quoi regarder. Sydney Pollack parle dans un coin et Sharon Stone dans un autre. James Spader a l’air pressé. Dans les jardins de L’Intercontinental, Julianne Moore en robe de laine à manches longues se plaint de la chaleur, Danny Glover gesticule en parlant de politique raciale, Dennis Quaid tire une drôle de tête et Michael Caine, souverain, a la voix qui porte. On entend claquer le rire de Juliette Binoche, on remarque l’amabilité de Jean Reno et celle de Jacques Perrin. Et dans la rue, en pleine chaleur, deux bozos en chemises ouvertes et lunettes fumées ont l’oeil scanner sur la féminité passante: Greg Kinnear et Willem Dafoe semblent directement sortis du film qu’ils sont venus défendre, Auto Focus de Paul Schrader. C’est vrai que ça ne change pas grand-chose à l’air qu’on respire d’être dans la même salle de cinéma que Brian de Palma, Atom Egoyan, Arsinée Khanjian et Henri Béhar, grand manitou du quotidien Le Monde et homme-orchestre des conférences de presse du Festival de Cannes, mais ça fait partie de la magie; comme si eux ou nous avions traversé l’écran.

Autant pour les gourmands que pour les gourmets
Mieux que les stars, pourtant, les films. Ce n’est pas si courant quand on aime le cinéma de s’asseoir dans une salle noire et de sentir une vraie attente, un désir de voir. Et plusieurs fois pendant ce festival, il y aura des envies de cinéma. Le Pedro Almodovar, par exemple. Après le succès interplanétaire de Sobre todo mi madre, le Madrilène arrive enfin en Amérique du Nord avec Habla con ella. Après avoir sondé le féminin, il aborde le masculin. Par les femmes, toujours. Deux hommes différents, qui aiment deux femmes dans le coma; l’un qui lui parle, et l’autre pas. Avec un sujet simple mais une histoire alambiquée, il a décortiqué les différents sens du mot amour grâce à une maestria étonnante. Bavard, musical et gonflé: Habla con ella n’a fait qu’une bouchée des festivaliers émus à l’unisson dans la vieille salle du Elgin.

Coup de coeur, et ce n’est pas le dernier: Morven Callar. Elle était à Cannes, cette Morven (Samantha Morton), Écossaise qui s’ennuie à travailler dans un supermarché. Un soir, elle trouve son mec suicidé dans la cuisine avec un mot d’excuse et un roman achevé. Road movie, western, quête identitaire: c’est tout à la fois. Lynne Ramsay (fabuleux Ratcatcher) a le talent formidable de nous nettoyer la vue, comme si l’on abordait le sujet pour la première fois. Mise en scène, direction d’acteur, montage sonore et musical grandiose, beauté des plans; on pense à Wong Kar Wai. Une très grande cinéaste.

La salle était bondée, mais elle s’est vidée par vagues de minute en minute devant l’essai expérimental de Gus Van Sant (Good Will Hunting), Gerry. Dans un monde lent et silencieux entre Tarkovsky et Béla Tarr, se perdent Casey Affleck et Matt Damon. Film hommage, exercice assez fascinant de plans-séquences et d’endurance humaine dans un désert mortel, un espace prison superbement filmé. C’est du cinéma sans littérature adaptée. Tout comme le Japon, de Carlos Reygadas, premier film d’un autodidacte dont on ne peut savoir encore s’il s’agit d’un cinéaste génial ou d’un vrai snob cinéphilique. Japon aurait mérité le prix de la première oeuvre, celui de la caméra d’or, à Cannes; c’est un film symphonie, audacieux et prenant. Un film d’esthète intellectuel, mais pas seulement; car si l’hésitation est là, c’est qu’on sent une intuition talentueuse. À voir.

Dans un autre genre, Far From Heaven est aussi du grand cinéma. Le film de Todd Haynes, un des plus attendus de ce festival, a été un pur délice. Du bonbon. Parce que Haynes sait raconter une histoire depuis Safe, parce que Julianne Moore est toujours aussi à fleur de peau, et parce que ce remake de All That Heaven Allows, de Douglas Sirk, n’est pas qu’un exercice de style hommage. Far From Heaven éclate comme un film nouveau, déjà honoré à Venise. Et on remonte le temps, avec du faux technicolor et un générique aérien comme on n’en fait plus, sur une musique d’Elmer Bernstein. Nous sommes dans le Connecticut coincé des années 50, avec une femme au foyer qui perd la carte entre un mari gai (excellent Dennis Quaid) et son jardinier "de couleur" plutôt mâle. Excellent film, finement raconté, superbement mis en images, qui vient de remettre la pudeur au goût du jour. On sort de là avec le sentiment du film accompli…

Même plénitude, mais avec une angoisse sourde en plus: Auto Focus, autre gros canon américain de ce festival et coup de foudre. Schrader est assez bon pour sonder l’humain comme un savant, à la recherche des obsessions qui l’empêchent de vivre. Après l’alcool dans Affliction, c’est le sexe tordu dans la vie de Bob Crane, acteur de la série populaire Hogan’s Heroes, qui, avec une candeur très dérangeante, assume sa boulimie sexuelle et la considère comme un hobby tout à fait normal. Histoire d’une vie cachée et regard glacé sur l’évolution sexuelle, casting idéal (Kinnear et Dafoe), et mise en scène tout terrain. Massif.

Des histoires filmées, il y en a, à la pelle. Comme le second film de Baltasar Kormakur (101 Reykjavik). Avec Bjork, cet acteur-metteur en scène est en train de donner un bon coup de pouce au tourisme de son pays. Son film, The Sea, ressemble à du Tennessee Williams nordique, où tout le linge sale d’une famille est crûment étalé. Plus sage que son premier opus, The Sea garde néanmoins ce grain de folie insulaire.

Les Français ont envahi Toronto en masse. Entre une rétrospective majeure à Robert Guédiguian et le dernier film de Patrice Leconte, L’Homme du train (dont on dit beaucoup de bien), on sort tout chauds du labo La Vie nouvelle, de Philippe Grandrieux (Sombre); Ma vraie vie à Rouen, d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau (Jeanne et le garçon formidable); Sex is comedy, de Catherine Breillat; et une adaptation d’Adolphe, de Benjamin Constant, par Benoît Jacquot, avec une Isabelle Adjani inchangée depuis 20 ans, c’est-à-dire larmoyante et corsetée. Dans la manne française qui aime à servir le couple à toutes les sauces, il y a bien une recette qui n’est pas courante, celle de la comédie romantique. Depuis Un homme et une femme, ce n’est même pas très fort. La scénariste Danielle Thomson en présente pourtant une, avec Décalage horaire, son second long métrage après La Bûche; un film fabriqué pour l’export, avec deux stars reconnues hors territoire, Juliette Binoche (en esthéticienne) et Jean Reno (avec des cheveux). Une romance aéroportuaire sympathique, sans grand intérêt, sauf celui de voir deux stars nous faire du chabadabada…

Et puis, il fallait bien s’y faire prendre au moins une fois: mais pourquoi donc aller voir des adaptations de livres que l’on adore? Souvent du vinaigre qui attire les mouches romantiques. Comme ce 24 heures de la vie d’une femme. Laurent Bouhnik avait fait Zonzon, où l’on décelait une mise en scène trop compliquée pour rien. Là, en télescopant plusieurs histoires, il a noyé le roman de Stefan Sweig. Sauf peut-être pour le coeur, celui d’Agnès Jaoui, en femme fascinée par les mains d’Anton. Le reste est mou.

Dans tous ces longs films, un court cavale très vite: celui de Julien Fonfrède et Karim Hussein, The City without Windows, qui trace la route dans 12 festivals. Ce n’est qu’un hors-d’oeuvre: Fonfrède à la production et Hussein à la réalisation se préparent à la mise en images de La Belle Bête, écrit en 1959, mais qui sera aussi adapté par Marie-Claire Blais. À suivre assurément.

Le Festival se termine le 14 septembre. C’était un aperçu satisfaisant, pour les paillettes comme pour l’amour du ciné, et cela donne l’impression d’avoir été assis quelques heures dans un banquet royal. La chose se confirme, il est le festival le plus important après Cannes.