Intervention divine : Humour ravageur
Transposition hilarante d’une honte politique, Intervention divine d’Elia Suleiman est une oeuvre hors norme. Fracassante.
Là où on trouve de l’ironie, il y a souvent de la douleur. Faut rigoler au lieu de pleurer. Alors on contourne, on raille, on se "carapace". On est à deux doigts de la méchanceté du cynisme, de cette confrontation morale sans appel; mais on dit non. Le cynisme? Vilaine bête! Personne ne s’en réclame, et on n’en veut pas dans nos salons. Alors que l’ironie reste une intéressante tournure d’esprit. Un truc très voltairien. On prend le bobo et on fait une poupée avec le pansement. On ne coupe pas le doigt… "Je déteste les cyniques, et ça me perturbe vraiment quand j’en croise. Le cynisme est amer et a une propension à la fatalité prédéterminée. Comme si on vous disait: ne le faites pas, ça ne marchera pas. Ça me dégoûte des attitudes pareilles…" Ainsi parlait Elia Suleiman, un peu dans le coton jet lag depuis le début de l’entrevue accordée lors du Festival de Toronto. Mais réveillé soudainement par le mot. Faut comprendre: Elia Suleiman, gagnant du prix du jury au dernier Festival de Cannes avec Intervention divine, est un cinéaste palestinien. Le cynisme lui aurait été fatal depuis longtemps, tandis que l’ironie transporte encore de l’avenir. Autant dire une nécessité vitale.
Suleiman est un cinéaste palestinien. Son père a fait la guerre en 1948. Résistant et torturé. Il est mort d’un cancer avant le film, qui lui est dédié. Sa mère vit toujours à Nazareth, où Suleiman est né en juillet 1960. Elle ne bouge pas, contrairement à son fils qui n’en finit plus de faire de l’air. Elia quitte le pays à 17 ans pour rejoindre son frère à Londres, puis il vit à New York entre 81 et 93, où il réalise ses deux premiers courts métrages, Introduction à la fin d’un argument, sur la représentation des Arabes à la télévision et au cinéma hollywoodien, et L’Hommage par assassinat qui parle d’une nuit à New York durant la guerre du Golfe. En 1994, il s’installe à Jérusalem, où la Commission européenne le charge de créer un département Cinéma et Média à l’Université de Bir Zeit. Deux ans plus tard, il est révélé à la Mostra de Venise avec son premier long métrage de fiction, Chronique d’une disparition, qui reçoit le prix du Meilleur premier film. Suleiman y présentait sa famille en tableaux.
Aujourd’hui, Suleiman est le premier cinéaste palestinien en compétition à Cannes. Dix minutes de standing ovation lors de la projection. Succès critique. Aujourd’hui, il se balade auréolé, Palestine en bandoulière. Il est arabe, palestinien hors territoires, citoyen du monde sans port d’attache, israélien sur son passeport, et se décrivant souvent comme un "nègre" indésirable chez lui. Il y aurait de quoi devenir schizo. Le type se décrit enragé, mais pacifiste. Il apparaît calme, dandy et jet-setter, mais tout se cultive. Il parle de danse, de chorégraphie, de corps en mouvement, de Pina Bausch, et son visage s’éclaire. Il aime la littérature, la poésie, il adore les sons quand il peut les transformer en musique, se dit très difficile au cinéma et sait qu’il a les yeux tristes, et l’humour tragique, de Buster Keaton. Comme Moretti, comme Jacques Tati à qui on le compare à longueur d’articles, il ne parle que de lui dans ses films, il n’est pas porte-parole, il a un humour comme on en voit rarement et il transforme tout en politique.
Dans Intervention divine reviennent souvent les plans d’un mur couvert de post-it jaunes, avec des idées écrites dessus. La système de création à la Suleiman: "Le film est comme un autoportrait, explique-t-il. Ce n’est pas une biographie, je prends la réalité autour de moi, comme une éponge, et j’ai toujours un carnet de notes. J’y écris les impressions, les chorégraphies, les sons, les images. Ça s’accumule et métaphoriquement, j’ai un film quand le carnet de notes devient un peu trop lourd. Dès que j’ai l’intuition de quelque chose de narratif. Mais à partir du moment où c’est moi le narrateur, je deviens un guide: je suis celui qui croit qu’il y a toujours un film! Je dois avoir la foi. Je veux qu’il y ait quelque chose là-dedans qui ressemble à un film."
Est-il un clown? Pour oser tirer la langue avec autant de panache, faut-il se mettre un gros nez rouge? "Je ne sais pas, avoue-t-il. C’est la seconde fois qu’on me traite de clown. L’écrivain John Berger m’avait dédicacé un livre et dans la citation, il m’avait dit que je pourrais être un clown. Ça doit avoir à faire avec mon caractère mélancolique et ironique…" Alors qu’Amos Gitai dénonce avec ferveur la guerre pour la guerre dans Kedma, qu’Hany Abu-Assad fait dans la chronique réaliste avec Le Mariage de Rana, Suleiman décolle complètement du quotidien israélo-palestinien. Il dénote. Comme si le clown décalé avait seul le pouvoir de nous nettoyer le regard, englué par les médias. Suleiman explique son choix par la géographie. "Pff… c’est peut-être une spécificité des Palestiniens vivant en Israël. Ce sont des ghettos, et dans les ghettos, vous avez souvent ce genre de situations où les gens sont impotents, anesthésiés, où ils ne peuvent rien faire quant à la réalité dans laquelle ils vivent. Ils se rentrent dedans ou ils racontent des blagues. L’humour noir le plus célèbre est celui qui existait dans les camps de concentration. Beaucoup ont dit que c’était immoral de rire dans une situation comme celle-là, mais qui est plus à même de rire que celui qui sait qu’il va mourir? Le seul moyen de repousser la mort, c’est de créer un territoire poétique de l’humour. L’art permet de décaler la finalité. On vit dans le temps qui passe, dans la société de consommation, dans la planification de quelque chose où le bonheur est toujours en attente: l’art permet de créer un espace autre, où le temps s’arrête. Et l’humour peut se greffer sur une atmosphère tragique. Là-dessus, les blagues sont éphémères, elles ont une narration et une fin. La situation est sévère, donc les blagues fonctionnent mieux." Alors on tourne entre les attaques, on demande un tank à l’armée française, des hélicos. On rigole comme des fous sur le plateau. On a réussi malgré tout à transposer… "Au moment de la première Intifada, raconte-t-il, les Israéliens ont mis un énorme panneau sur l’autoroute de Tel-Aviv, vers le nord. Dessus il y avait un gars avec un keffieh. Et les Israéliens étaient très paranos sur le fait que les Palestiniens avec keeffieh lançaient des cailloux. Il était marqué Come To Shoot sur le panneau. En hébreu, il y a un jeu de mots et cela peut se lire aussi Come To See. C’était une pub pour un stand de tir, où on pouvait s’entraîner à tirer sur des cibles comme ce type avec keffieh. Comme ça, les Israéliens sauraient se servir d’une arme si jamais ils recevaient des pierres. Ça, c’est l’idée originale. Mon imagination a fait que l’image est devenue vivante…"
ENCADRÉ
CRITIQUE
D’humour et de dynamite
On est coincé à Nazareth. On fait tout pour vérifier que le temps passe. On se dispute pour un bout de route; on balance ses poubelles chez le voisin; on attend le bus alors qu’il n’y a plus de bus. Et on essaie de vivre une histoire d’amour. L’homme est un Palestinien qui vit à Jérusalem, la femme, une Palestinienne de Ramallah. Leur intimité n’est possible que dans un parking à côté du chekpoint situé entre les deux villes.
Plusieurs styles cohabitent dans ce film, et le spectateur, déstabilisé, n’a d’autre choix que de regarder bouche bée les numéros qui passent sous le chapiteau Suleiman. Le film est une série de post-it d’idées collés sur un mur, un univers solide mais décousu. Une aventure comme on n’en avait pas vu depuis longtemps.
Il y a les émotions évidentes, celle de cet homme (Elia Suleiman) qui essaie de garder son père en vie (Nayef Fahoum Daher); et celle de ses doigts entremêlés à ceux de la femme (Manal Khader), sensualité frappante. Il y a la violence prête à sauter, qu’elle soit sous forme de marmite sous pression ou de haut-parleur israélien, scène indécente et paranoïaque; il y a le vidéoclip, femme fantasme en contre-plongée qui nargue le militaire. Il y a aussi le western light à la sauce Ninja, pur délice délirant. Et en première scène, comme si on nous refilait d’emblée la patate chaude, dans un thriller sorti de nulle part, un père Noël qui finira mal.
Époustouflé par la machine à idées aussi élégante que vivace de monsieur Suleiman, on décrypte selon ses connaissances le double sens de chaque plan; un ballon rouge avec le visage d’Arafat, qui flotte "au hasard" au-dessus de Jérusalem, ou un noyau de pêche qui fait des miracles – et qui permet la scène la plus jouissive au cinéma depuis des lustres, gag gratuit qui vaut bien un allume-cigare balancé dans Mon oncle. Cela devient rare autant d’imagination originale au pays de l’image; et rare aussi autant d’assurance en continu où chaque cadre et chaque son (I put a spell on you, en version hard) doivent leur existence artistique à une pensée politique. Il est encore moins courant qu’un intellectuel tente – par des moyens simples et accessibles — de se faire comprendre, d’expliquer, de réveiller l’attention à une cause tuée par la quotidienneté de son horreur. S’il fallait une raison de plus, Intervention divine est aussi un film comique. Divin. (J. R.)
En salle le 25 octobre
ENCADRÉ
Les clowns
Les clowns qui grincent des dents et qui nous ouvrent les yeux sont les nouveaux héros du cinéma. À différents dosages, ils manient l’ironie et le courage avec panache. À voir aussi au FCMM:
Aki Kaurismaki. Avec L’Homme sans passé, ou la transposition artistique d’une situation sociale tragique et sans issue. Pauvres, sans logis, les laissés-pour-compte de la société subissent la violence et mangent à la soupe populaire. De là, Kaurismaki retourne la situation et fait un conte de fées du caniveau.
Michael Moore. Avec Bowling for Colombine, le bonhomme Michelin joue à Candide. Ah bon, vous ne saviez pas? Les armes, la peur, les méchants États-Uniens et Charlton Heston, tout ça? Avec de gros sabots, Zorro passe comme un électrochoc chez ses concitoyens, comme un Auguste au milieu de la foule des enfants. Il n’est qu’ironie.