Le Nèg’ : Drame de couleur
Une petite histoire à hauteur de gazon pour saisir l’insoutenable légèreté de l’être: ROBERT MORIN nous lance son film. Grouillant comme la vie. Cinglant comme son titre. Rencontre.
Dans le dictionnaire, le verbe "divertir" ne signifie pas seulement faire rigoler la galerie. Ni faire de l’amusement mollasse. En première définition, ça veut dire dévier de sa trajectoire, détourner. Changer le mal de place. Et c’est très exactement la définition des films de Robert Morin: voici un souci, on vous l’éclaire d’une lumière à laquelle vous n’êtes pas habitué, un éclairage drolatique pourquoi pas, et, étrangement, vous voyez mieux le souci. Mais le dictionnaire ne cite pas Morin en exemple, le gars n’étant pas aussi connu que Stendhal. Par contre, il devrait l’être par tout bon défenseur culturel de cette vaste contrée. La prescription irait donc comme suit: un Morin par année empêcherait la fatigue intellectuelle et le ramollissement cérébro-sensoriel. Ou peut-être juste le mal de dents, car on ne peut pas savoir les effets d’un film. Quoique, quand on fait un film qui s’appelle Le Nèg‘, on a quand même une petite idée du léger dérangement que l’on va causer. On a forcément envie de brasser une ou deux caboches; on vient de lancer une balle dans le public et on attend de voir comment elle va rebondir.
Visiblement, le gars qui a lancé la balle est fier de son coup. Le Nèg’, Robert Morin, l’un des cinéastes les plus intéressants sous nos latitudes, en parle volontiers. Assis, il se marre au souvenir de certaines scènes; se lève avec un ressort pour mimer des passages, et s’amuse à nous voir fouiller là où il n’a peut-être pas enterré de trésor. On le dirait presque étonné que le film ressemble autant à ce qu’il avait en tête avec son mini-budget (1,3 million $ pour 17 jours de tournage); presque étonné d’avoir aimé travailler avec des acteurs professionnels, lui qui "ne savait pas", dit-il. Et passablement ravi que la maison de distribution (Crystal Film) embarque à fond dans le jeu, qu’il y ait de la pub dans les rues et à la télé, et que le film sorte dans neuf salles, "moi qui ai toujours fait une demi-salle avec mes films…". Il est content. Ça roule, Raoul.
Histoire d’une pizza heureuse
"Mon film, c’est une grosse pizza all-dressed", décide Morin. Ça ne veut pas dire que ça se digère mal; mais que sur la pâte, on trouve de tout. Des Blancs, un Noir (deux, en comptant la statue d’un petit pêcheur), des gars, des filles, des vieux et des jeunes. Un champ de maïs, une grenouille, des flics et des gars de la campagne sur le B.S. Des balles, des morts, et des bouts de vie. Du comique et de la tragédie. Il y a un fond de pensée sur le racisme, et quelques idées sur le cinéma. Et même les idées les plus fouillées de Morin sur le cinéma. Pas qu’il ait fonctionné par essais-erreurs auparavant, loin de là. Mais avec Le Nèg’, on vient de passer en vitesse-lumière au produit fini. C’est une oeuvre aboutie. Ça se tourne dans la mémoire, et ça se lit dans plusieurs sens. C’est un jeu de Clue pour adultes consentants. Début de l’histoire: à la campagne et en pleine nuit, un jeune Noir (Iannicko N’Doua-Légaré) brise une statuette de jardin. Ça met en colère la propriétaire Cédulie (Béatrice Picard) qui le tient en joue avec sa carabine. Fin de l’histoire: Cédulie est morte, tuée à bout portant; le gamin est dans le coma, atteint par des balles. Entre la vie et la mort, Tâton (Robin Aubert), Canard (Emmanuel Bilodeau), Samantha la danseuse (Sandrine Bisson) et Josée la bourrée (Suzanne Lemoine) sont les témoins-acteurs du drame qui se joue. Bertrand (Jean-Guy Bouchard) est là aussi, c’est lui qui a donné la carabine à la vieille dame. Ainsi que Polo (René-Daniel Dubois), le fils déficient de Cédulie, qui hurle dès qu’il n’entend plus Fernand Gignac dans ses écouteurs… Là-dessus, un docteur arrive (Isabelle Vincent), et deux flics, un proche de la retraite et un jeune plus fringant (Vincent Bilodeau et Claude Despins), qui prennent les dépositions. "Je travaille dans le polar, explique Morin. Ça me prend toujours une intrigue. Dans toutes mes vidéos, il y a une intrigue. Même dans Le voleur vit en enfer, on veut savoir ce que va devenir le vieux! Et une intrigue se place dans une structure. Il faut que je trouve un défi structurel, sinon je ne me fais pas plaisir. Mais comment fait-on pour s’éloigner d’Hitchcock?" Bonne question, mon cher Watson. Robert Morin s’amuse donc à jouer avec la caméra subjective, construisant des formes à longueur de vues, de Gus est encore dans l’armée, de Ma vie, c’est pour le restant de mes jours, de Toi, t’es-tu Lucky? à La Réception, et de Requiem pour un beau sans-coeur (le film déclencheur qui a mis Morin sur la map), de Windigo (The Heart of Darkness chez les autochtones), du génial Yes Sir! Madame… (le bilinguisme schizophrénique d’Earl Tremblay) à Quiconque meurt, meurt à douleur, ou les effets en chaîne d’une descente de police dans une piquerie. "Dans mes trois longs métrages, l’intrigue est structurelle, c’est une répétition de la subjectivité humaine, orchestre le maestro. Pour Le Nèg’, je fais un vrai ragoût stylistique. C’est un exercice de fondus enchaînés. Dedans, on retrouve quatre métaphores: celle qui est en avance sur le récit, celle qui est en même temps, celle qui est un peu en retard et celle qui boucle la boucle." Se mélangent du style documentaire, des ellipses, du style métaphorique, du "cinéma Mizoguchi" (une caméra plantée qui ne bouge pas, avec les acteurs qui passent dans le champ); du film 16, de la vidéo et du 35 mm. Se mélangent des acteurs en chair et os et des acteurs-figurines habillés en latex avec un décor animé. "Il est impossible de faire du cinéma autrement, lance Morin à l’évidence. Tout a été fait! Si on considère le film comme un produit, on peut dire que la seule façon de faire différent, c’est de changer le processus pour obtenir un produit nouveau. Et c’est de faire des amalgames. On n’est plus à l’ère de la pureté du genre. En art, au 20e siècle, on a atteint la limite structurelle de la pureté. Néoréalisme, expressionnisme… C’est fait, tout ça. Là, en mélangeant farce, intrigue et comédie, je m’amuse. La démagogie est là, justement: je m’amuse à déstabiliser avec mes changements de tons. C’est une vraie comédie dramatique."
Bob qui rit, Bob qui pleure
Dans le mélange fait maison par Morin, il y a de la place pour la drôlerie à la limite de la tarte à la crème comme pour la plus noire des tragédies. Il y a de la place pour un clin d’oeil à Quiconque meurt, meurt à douleur, des policiers jamais très francs du collier et autres grigris récurrents. "Un autre truc à moi: tous mes films se passent au courant d’une même journée, ajoute-t-il, hilare. Dans le même espace-temps." Mais sommes-nous vraiment dans un moment réel quand on parle ainsi de racisme? Pourquoi dans un champ de maïs, alors que le Black au cinéma rime maintenant avec urbain, hip-hop et gangs? "J’ai eu envie de situer le racisme dans un endroit où il n’y en a pas, des Noirs! lance-t-il. Le racisme, on le conçoit en ville. Tu les vois faire, tu trouves qu’il y en a beaucoup, tu te dis qu’ils ne vivent pas comme nous: tu deviens raciste… Mais là, à la campagne, c’est un racisme abstrait, moins cliché, et ça permet de mieux le voir, je trouve. C’est à peu près impensable, ce qu’ils ont fait les gars dans mon film, mais on voit mieux les ficelles du racisme. Qu’est-ce que c’est, en fait, sinon la peur de l’inconnu? Noirs, Chinois ou homosexuels, c’est toujours la peur de l’ignorance. C’est ça, j’ai fait un film sur l’ignorance. Dans le fond, c’est une toute petite métaphore sur ce qui se passe dans le monde: au lieu de chercher à savoir pourquoi le Noir a pété la statue, les gars punissent le Noir. J’aime bien les huis clos, quand la marde frappe le ventilateur… En fait, le World Trade Center, c’est un gros crisse de huis clos!"
Dans Requiem pour un beau sans-coeur, on avançait que le criminel incarné par Gildor Roy était né hors-la-loi, teigneux et rebelle; que ça ne s’expliquait pas. Dans Le Nèg’, même constat d’incompréhension: dans l’impossibilité de trouver le pourquoi du racisme, on se perd dans des explications oiseuses, historiques et géographiques, envoyées comme des messages loufoques par les deux flics. "On ne peut pas expliquer le racisme, renchérit Morin. C’est juste normal. Si on ne voit pas la différence entre un Blanc et un Noir, on se cache l’évidence! Mais le racisme commence quand tu entres dans la différence de l’autre, quand tu ne fais plus de la simple observation."
Au départ, il y a sept ou huit ans, une anecdote l’avait fait rigoler, quand Normand Brathwaite racontait qu’il cassait les petits Noirs de jardin avec son frère. Puis, il y a eu de la lecture, du Tennessee Williams, "assez fort pour les réactions en chaîne quand un personnage déboule dans un milieu", et puis du Faulkner, The Sound and the Fury, pour le regard du déficient sur le monde. "Je suis un peu comme une boule de plasticine, et je tombe sur des morceaux de gravier, des grains de sable. J’accumule des chocs et je suis assez mou. Après, ça forme un tout", résume Morin. Bien sûr, ce tout n’est pas lisse et rose; et les films de Morin ne sont pas des dragées. Ils sont coupés à la serpe, et même avec plusieurs caméras qui diversifient les regards, restent des miroirs à peine déformants qu’on ne veut pas toujours regarder. "Le polar n’est pas forcément agréable, reconnaît l’auteur. C’est mettre le spectateur devant un truc éternel. Dans une tragédie, il y a la mort au bout. Ce n’est plus à la mode, Le Cid, Othello et Macbeth. On est de plus en plus conforté par l’art. Mais personnellement, je pense que je suis optimiste. Je pense que les gens peuvent réfléchir au cinéma. Les plus pessimistes sont ceux qui font des beaux films, qui veulent tranquilliser les gens!"
Et puis, instinctivement, il s’enfonce un peu dans sa chaise et ajoute qu’il vieillit, qu’il aime de mieux en mieux incorporer un peu de sourires à l’amertume, sans pour autant "tabler sur le rire". Déjà au boulot sur deux ou trois affaires, une chorale à la Magnolia et un pas de deux avec voix off, il reconnaît une chose qu’il ne s’était pas toujours permise: ne pas avoir peur d’être prolifique, en exploitant les mêmes thèmes. Pourquoi s’économiser? Tant qu’on change toujours un peu le processus de fabrication, of course…
ENCADRÉ
Sombre histoire
Après le petit nain de jardin d’Amélie Poulain, voici le petit Noir de jardin de Robert Morin. Un monde entre les deux. Sur la trame de polar se greffent plusieurs regards. Personne n’a raison, personne n’a tort. Tout le monde a sa version des faits, sa vision de l’autre, du différent, du Noir; et tout le monde veut exercer un pouvoir. Sauf les filles, étrangement moins garces que les gars dans ce troisième long métrage de Robert Morin.
On comprend vite qu’à vouloir connaître LA vérité objective sur l’enquête, on se perdra, car non seulement ce n’est pas intéressant, mais c’est impossible. Comme d’habitude, ce qu’il y a de mieux, ce n’est pas l’arrivée, mais le voyage. Et les rencontres. Entre improvisations et textes écrits, Morin a fait des merveilles avec les acteurs. Emmanuel Bilodeau fait un show durant sa prise de déposition et Jean-Guy Bouchard, déjà vu dans Requiem…, est une bombe à retardement. Et le rire arrive, incongru après un cri perçant, quand une femme médecin pose son diagnostic sur un ton clinique ou quand Dorothée Berryman accomplit une sale besogne!
Cette mise en scène théâtrale, ce huis clos qui sort à peine du jardin, dérange d’emblée. On se croirait reparti dans la misère de la tragédie humaine, celle des Raisins de la colère, ou Des souris et des hommes; quand le drame poisseux évolue très vite, et qu’on voit venir de très loin les rednecks avec leurs gros sabots. On sait que tous souffrent et que tous vont craquer. Le film est là pour ça. Mais la multiplication des regards sur un même fait, les plages absurdes (scènes allégoriques) et les sourires larvés sauvent la mise. Et le grand talent de Morin est de savoir écrire sur du vent: toujours faire sentir la matière organique, le magma chaotique de l’humain, sous l’échafaudage sophistiqué des points de vue. On peut toujours essayer de le caser dans le rationnel, l’humain marche le plus souvent entre les gouttes, dans les non-dits, dans le geste. Une punaise dans la main, un regard salace sur une fille, un gars qui boite, une fille qui boit. Saisir l’insaisissable, donc. Brillant.