Le Fils : Poutre maîtresse
Nouveaux mots pour une tragédie classique; regards aiguisés des grands cinéastes belges sur un thriller sans action, qui marque la victoire de la générosité sur la barbarie.
Un acteur filmé de dos durant de nombreuses scènes gagne le prix d’interprétation à Cannes. Cela veut dire que c’est un grand acteur, que sa présence est très forte peu importe sa position dans l’image. Le Belge Olivier Gourmet mérite son prix haut la main. Et les frères Dardenne avec lui, fantastiques directeurs d’acteurs. Et de film en film, encore plus fins cinéastes. À chaque nouvelle oeuvre des Dardenne, on se réveille. Douche froide: on avait oublié à quel point le regard est lessivé d’images usinées et le cerveau, repu à vomir. Voilà Le Fils, et on se secoue. Comme si les films des Belges faisaient le ménage et remettaient les pendules à l’heure. En voici un qui raconte une histoire très vieille, une tragédie ancestrale sur le fils d’un menuisier…
Après le trafic d’esclaves dans La Promesse, après les gaufres dans Rosetta, Gourmet est encore au boulot. Il est prof d’atelier de menuiserie dans un centre de formation. Il ponce, scie, coupe, apprend aux jeunes à travailler. Menuisier n’est pas un métier de mots, mais d’évaluation et d’adresse: comment porter une poutre, comment calculer une distance, comment envisager son geste. Gourmet ne parle pas, il jauge. Il regarde le jeune Francis (Morgan Marinne) qui vient de débarquer dans le centre. Il le suit, le guette. Le rejette de son cours, puis l’accepte. On comprend mal. Pas d’explications, juste un homme peu bavard, tendu, qui travaille fort, qui surveille un gamin, et qui rentre le soir chez lui et se force à faire des exercices en gardant une ceinture de cuir serrée comme un cilice.
Construction d’un personnage
La force des Dardenne, c’est une reconstruction du réel si précise qu’elle ne laisse aucune échappatoire. On regarde tous ensemble les mêmes métaphores, les mêmes symboles; on suit les mêmes lignes de fuite dans l’image. Une caméra nerveuse est collée serrée à l’épaule et à la nuque massive de Gourmet. On se retrouve comme un voyeur qui n’aimerait pas être là. On ne voudrait pas être vu à regarder les tourments d’un autre, à se poser des questions sur des non-dits qui ne nous appartiennent pas. Dans les cours de menuiserie, on coupe carré. On ne fait pas des rondeurs d’ébéniste. Gourmet monte et descend les escaliers, se projette dans les cadres de portes, les couloirs, les rues, les lignes droites et cassantes qui délimitent un plan. Dans le dossier de presse, les Dardenne parlent de corps en déséquilibre permanent. Dans une telle fable sur le pardon, on pourrait facilement parler de chemin de croix.
Les Dardenne avaient imaginé ce rôle pour Gourmet il y a longtemps. Ils lui ont demandé la plus grande neutralité. Pas une neutralité vide, mais hermétique, qui laisse les nuages s’accumuler, retenant toute expression. Comme le visage clos de Rosetta. On ne donnera aucune clé facilement dans un Dardenne movie… Tournage éreintant, très physique, où il faut bouger avec précision, charrier du bois, et recommencer parfois jusqu’à 30 fois la prise. Au poil près, on reste donc aux basques de cet homme tendu, et, comme son ex-femme, on veut savoir pourquoi il s’impose ces contraintes. Le personnage de Gourmet va répondre "Je ne sais pas", avançant à tâtons comme le myope qu’il est, jusqu’à ce que la confrontation arrive.
Pour calculer le chemin parcouru qui fera préférer le pardon à la vengeance, en passant par l’aveu (phrase terrible lancée dans un parking, accusation terrible crachée dans une auto), Gourmet le menuisier s’est servi de ses armes. Chaque scène, chaque geste prend un sens. Comme un prédateur, on sent au début que le menuisier peut foncer sur sa proie, instinctivement. Peu à peu, il se raisonne. Il évalue les distances à l’oeil, jaugeant ses chances de succès par rapport à sa cible, par rapport à l’enfant lui aussi enfermé dans son mutisme. Une partie de baby-foot n’a alors rien de ludique. Encore une fois, il évalue sa force, son habileté. Rien d’innocent non plus dans le travail: il apprend à ses élèves à fabriquer une trousse à outils (avoir sur soi de quoi bâtir correctement). Et près du but (après un voyage physique et métaphorique), il apprend à Francis les essences du bois. Il transmet son savoir, montre comment reconnaître les différences. Ne pas se tromper. Connaître plutôt que de deviner, seul rempart contre la barbarie; autant d’informations-clés qui construisent le pardon, comme s’il disait à Francis: "Voilà, ce sont les outils qui vont m’empêcher de tomber dans la sauvagerie. Ils sont difficiles à acquérir, mais ils me soutiennent. Je ne me ferai pas justice tout seul."
Comme jamais, les cinéastes ont appuyé sur tous les pistons de l’attente, voire du thriller, sans jamais tirer sur l’intrigue psychologique facile. Ce serait un western classique revisité par la sobriété de Simenon. Jeu de chat et de souris, confrontation, aveux, forme de pardon: Le Fils est un film rigoriste sur la réflexion, la générosité, le don de soi. Autant d’outils pour contrer toutes formes de hooliganisme. Une grande leçon de civilisation.
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